Ce roman se destinera surtout à l’amateur de roman historique, même s’il n’est pas dépourvu d’un aspect épique et peut être vu sous un angle fantastique. En tout cas, les qualités d’écriture de l’auteur sont toujours présentes, quel que soit le genre abordé, et cette écriture est sublimée par une traduction s’adaptant très bien à l’épopée épique. On est transporté dans ce monde flamboyant, si loin dans notre histoire mais que l’auteur parvient pourtant à rendre si palpable.

Silverberg - Gilgamesh, roi d'Ourouk - Le culte d'Apophis
Article Original
 
Une étonnante réécriture d’un des plus anciens textes au monde
 
 
 
Ce roman de Robert Silverberg, géant de la science-fiction, initialement publié en 1984, est en fait une réécriture (nous développerons plus loin) du plus ancien texte épique au monde (27ème siècle avant J-C !), l’Épopée de Gilgamesh, qui, mille ans avant les douze travaux d’Héraclès, narre ceux du roi Sumérien du même nom. L’auteur comble les blancs du texte antique (il fait du prologue de ce dernier une partie de plus de 100 pages) et change la fin pour que ceux qui connaissent la légende soient tout de même un minimum surpris, mais fondamentalement, c’est la même chose, sous une forme romancée.
 
 
 
Ramage et plumage
 
 
 
Avant d’examiner le fond, à savoir le texte lui-même, parlons de la forme, et cette fois il y a beaucoup à dire : étant passé depuis peu à la lecture sur liseuse (pour des questions d’espace de stockage et de budget), il faut vraiment une édition soignée, désormais, pour me convaincre d’acheter un exemplaire physique.
 
 
 
Dans le cas de ce roman, il faut avouer que l’Atalante a mis les petits plats dans les grands pour cette réédition, jugez plutôt : couverture ayant la texture du cuir, impression en relief du profil du roi sumérien à l’avant, et de… non, on ne va pas parler de ce qui est imprimé à l’arrière (sinon pour dire que j’ai cru un instant avoir dans mes mains un exemplaire du rarissime et redouté vachequirit-nomicon), reliure impeccable, « lacet » marque-page à l’ancienne (qui fait son retour chez plusieurs éditeurs ces derniers temps, à la grande joie de votre serviteur qui a toujours trouvé ça classe et utile), papier de très bonne qualité (comme souvent chez l’éditeur) et impression sans défaut (idem, et un point sur lequel certains concurrents de l’Atalante pourraient prendre bien des leçons).
 
 
 
La couleur verte interpelle au début (j’aurais préféré du marron – couleur vieux cuir- ou du noir, personnellement), mais finalement je trouve ça plutôt d’un bel effet. En tout cas, l’éditeur a produit un travail à la fois recherché, de standing et de qualité, et on ne peut que le féliciter pour cet effort. Voilà une édition qui donne clairement envie d’être acquise sous forme physique et pas numérique.
 
 
Le concept, le genre
 
 
 
L’auteur s’est donc basé sur deux traductions anglaises de l’oeuvre, les a complétées (notamment sur ce qui se passe avant que Gilgamesh n’entame ses exploits ou ne devienne roi), romancées, a changé la fin, et surtout a changé le genre du texte. En effet, l’Épopée de Gilgamesh, c’est un peu l’ancêtre de l’Heroic Fantasy moderne : il y a des monstres, des dieux et des démons. Vu l’oeuvre de Silverberg, on aurait pu s’attendre à ce qu’il aille dans cette veine là, quitte à changer 2-3 choses au passage. Ce n’est pas la voie choisie par l’auteur, pourtant. Au contraire, il propose un roman à deux lectures possibles, dont une est évidemment hautement privilégiée.
 
 
 
En clair, il rationalise complètement les aventures extraordinaires du roi d’Ourouk. Vous pouvez certes toujours lire ce livre sous un angle surnaturel (et c’est d’ailleurs pourquoi j’ai classé ce livre dans la catégorie « Fantastique »), en mettant la célèbre « suspension d’incrédulité » en mode on, ou bien vous pouvez faire ce que Silverberg vous propose, c’est à dire considérer que Gilgamesh fait une crise d’épilepsie au lieu d’entrer en communication avec les dieux, ou bien qu’il est en relation avec la grande prêtresse d’Inanna et pas avec la déesse elle-même. De même, à un certain moment, certains verront un démon, d’autres une résurgence de gaz naturel dans ces terres sumériennes (=irakiennes modernes). L’auteur a clairement choisi son camp (tout le passage avec le soi-disant survivant du Déluge le montre incontestablement), mais une deuxième grille de lecture reste possible.
 
 
Le style, le rythme
 
 
 
Bien, donc c’est rationalisé, mais est-ce que ça reste épique ou est-ce que ça ressemble à du Christian Jacq ? Rassurez-vous, ça reste complètement épique (moins sur une partie de la fin, tout de même). Gilgamesh reste un héros hors-normes, et ses aventures (politiques, guerrières, et bien entendu sexuelles) demeurent passionnantes. On ne peut bien entendu pas attribuer la paternité du personnage à Silverberg, mais à partir d’une matière imposée, l’auteur a su rendre son protagoniste, ainsi que les personnages secondaires, marquants et intéressants : Gilgamesh, Enkidou, Inanna sont fascinants. Les qualités d’écriture de l’auteur, ainsi que celle de la traduction, n’y sont pas pour rien. La reconstitution de l’époque est, autant que je puisse en juger en tant que non-historien, absolument impressionnante, avec un tas de détails « qui sonnent vrai ».
 
 
 
Le rythme est très bon jusqu’au second exil de Gilgamesh. La thématique évolue, passant de l’héroïque à l’acquisition de la sagesse. Le dernier chapitre est à cet égard assez magnifique. Par rapport à l’oeuvre originale, le début est extrêmement développé (l’accession à la royauté de Gilgamesh et son amélioration des murailles d’Ourouk représente, à ma connaissance, un bref résumé dans l’Épopée, alors qu’elles s’étendent sur 100 pages dans le livre, partie que j’ai d’ailleurs trouvé être la plus intéressante du roman)[...].
 

 
Le roman est écrit à la première personne du singulier : c’est Gilgamesh en personne qui nous raconte sa vie, ses exploits, ses joies, ses peines, ses peurs, ses ambitions, ce que la vie lui a appris. Il s’adresse aussi en quelques occasions directement à son lecteur.
 
 
 
Notez que le roman a une certaine atmosphère que je qualifierais de Shakespearienne, et qu’il fait souvent la part belle à un érotisme qui, sans être torride, est à signaler.
 
 
A qui se destine ce livre ?
 
 
 
Voilà une question délicate. Bien que j’ai classifié ça en Fantastique, ça relève en fait plus du roman historique. En tout cas, soyez bien conscient que ça ne relève en aucun cas de la Fantasy. Au final, il faut soit être intéressé par les romans consacrés aux civilisations anciennes, soit par la mythologie pour pleinement apprécier ce livre, mais c’est aussi et surtout un bon roman en lui-même.
 

 
Attention toutefois, le héros, en plus d’être surhumain, est souvent une vraie tête à claques, deux facteurs qui peuvent agacer certaines catégories de lectrices et lecteurs. Au passage, notez qu’il pourrait faire mourir de rage même la moins radicale des féministes du fait de son traitement de la gent féminine (le père Gilgamesh, le droit de cuissage, il connaît, le détournement de mineure, il connaît pas…). Je le signale aussi car cela peut faire fuir certaines et certains.
 
 
En conclusion
 
 
 
Sur la forme, un bien bel objet, qui mérite sa place dans votre bibliothèque du fait de la qualité extrême de cette édition.
 
 
 
Sur le fond, on peut déjà saluer l’initiative de Silverberg, qui, si elle n’est pas à proprement parler originale (un auteur de SF ou assimilé qui reprend son oeuvre préférée, c’est loin d’être rare, de Stephen Baxter avec Les vaisseaux du Temps à Kim Newman avec Anno Dracula, vous avez le choix…), reste singulière du fait du choix de l’oeuvre reprise et de la manière de la reprendre.
 
 
 
Ce roman se destinera surtout à l’amateur de roman historique, même s’il n’est pas dépourvu d’un aspect épique et peut être vu sous un angle fantastique. En tout cas, les qualités d’écriture de l’auteur sont toujours présentes, quel que soit le genre abordé, et cette écriture est sublimée par une traduction s’adaptant très bien à l’épopée épique. On est transporté dans ce monde flamboyant, si loin dans notre histoire mais que l’auteur parvient pourtant à rendre si palpable.
 
 
 
Bien que le surhomme arrogant et grand consommateur de femmes (ou de jeunes filles…) qui en est le protagoniste puisse agacer et faire croire à un roman bourrin, cette histoire ne manque pas de profondeur, on s’en aperçoit très rapidement, et particulièrement bien à la fin. J’en veux pour preuve l’absence de représailles du héros envers ceux qui l’ont persécuté dans son enfance, la profondeur de sa solitude pendant la très grande majorité de l’histoire, et les magnifiques 4 dernières pages de l’oeuvre.
 
 
 
De plus, ce n’est certainement pas un hasard si 5000 ans après, le nom de Gilgamesh résonne encore : s’il n’était pas intéressant, pour ne pas dire fascinant, il aurait été oublié depuis des siècles, pour ne pas dire des millénaires. C’est un juste retour des choses que la mythologie, qui a tant inspiré la fantasy et les littératures de l’imaginaire en général (demandez à Tolkien, Poul Anderson ou Roger Zelazny…), fasse l’objet d’un roman par un des grands du genre, même si celui-ci rationalise des événements à la base présentés comme surnaturels : en fait, il humanise le surhomme, ce qui est, à mon sens, un gros point fort du livre.
 
 
 
Bref, comme souvent, c’est un roman que je conseille, mais plus encore que d’habitude, je ne vous conseille de le lire qu’en ayant une idée très précise de ce dans quoi vous vous engagez, ce qui a été l’ambition de cette critique.
 
Apophis
Le culte d'Apophis
Publié le 1 février 2016

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