Sandrine Alexie poursuit la rédaction de sa série La Rose de Djam dont on peut saluer la vitesse de parution puisqu’elle en est déjà à son troisième tome en moins d’un an. Et la qualité est encore une fois au rendez-vous. Le Pôle du monde nous offre l’occasion de retrouver Sibylle, Pèir Esmalit, Shudja et les autres dans la suite de leur quête de la rose de Djam, coupe légendaire porteuse de toute la connaissance du monde et convoitée par de nombreuses forces plus ou moins obscures. [Prenez garde au risque de spoilers si vous n’avez pas encore eu l’opportunité de vous plonger dans les deux précédents volumes.] Le troisième opus de la série se situe dans la droite lignée des précédents avec lesquels il partage de nombreuses caractéristiques (reconstitution historique impeccable, personnalité fouillée des protagonistes, fluidité de la narration…) mais se distingue malgré tout par son appartenance à la catégorie des tomes de transition. Les personnages se retrouvent en effet scindés en des groupes de plus en plus éclatés et tout l’enjeu du roman consiste ici à les suivre sur la route vers la prochaine étape de leur parcours. Séparée de ses compagnons depuis la fin du premier tome et sortie victorieuse de son épreuve initiatique, Sibylle arpente ainsi à nouveau des chemins connus mais doit à tout prix passer inaperçue, tant aux yeux des noirs que des Quarante à qui elle n’est plus tout à fait sûre de pouvoir faire confiance. Pour ce faire, son énigmatique protecteur a jugé bon de l’affubler du déguisement de derviche, tout en lui enjoignant de rester muette sous peine de voir disparaître le sort lui permettant d’échapper à ses poursuivants (un phénomène surnaturel aussi efficace que malcommode lorsqu’on ne voyage pas en solitaire). Les conditions sont donc loin d’être idéales pour la jeune franque qui pourra heureusement toujours compter sur sa propre débrouillardise. Pèir, quand à lui, se retrouve confronté aux fantômes de son passé alors qu’il est envoyé sur la route de Terra Nuova pour revenir « là où tout a commencé ». Shudja poursuit quant à lui ses va-et-vient énigmatiques qui l’entraîneront, entre autre, du côté d’Alamut et de son leader charismatique. Si les pérégrinations de chacun d’entre eux se révèlent tour à tour drôles, instructives, émouvantes, voire carrément captivantes, on ne peut toutefois nier que l’intrigue générale avance peu. Et pourtant, le roman est rempli de petits rebondissements qui parviennent chaque fois à relancer l’intérêt du lecteur qui finit par accepter le rythme imposé par l’autrice, voire même à apprécier la lenteur du voyage.
Le roman nous fournit en effet l’occasion de bien cerner les nouveaux enjeux apparus suite aux événements relatés dans les deux premiers tomes, mais aussi de laisser le temps aux personnages d’encaisser les épreuves très différentes qu’ils ont du affronter au cours de leur périple. Leurs pérégrinations servent aussi évidemment de prétexte à l’autrice pour développer encore un peu plus le contexte de ce Moyen-Orient de la fin du XIIe. Une époque et une région qui apparaissent ici bien loin des clichés habituels et dont on réalise qu’on sait finalement peu de choses. Sandrine Alexie, elle, possède un sacré bagage historique et linguistique, et c’est avec enthousiasme qu’elle le mobilise ici pour tenter de rendre compte de la richesse et de la complexité des relations entretenues entre la multitude de population cohabitant sur place à l’époque. Si l’autrice échappe à l’écueil (pourtant difficile à éviter dans le contexte) du « cours d’histoire », elle ne se prive pas en revanche de multiplier les digressions. C’est d’autant plus flagrant en ce qui concerne Sibylle qui multiplie les lieux et rencontres qui n’ont, à priori, aucun rôle à jouer dans l’intrigue, mais qui permettent de présenter une spécificité culturelle propre à telle religion ou telle tribu. Périlleux, l’exercice aurait pu finir par lasser le lecteur mais il n’en est rien, tant les différents aspects historiques évoqués se révèlent passionnants. L’autrice rend à nouveau compte du formidable brassage culturel ayant lieu dans la région, mais aussi des relations de bonne entente entretenues entre les membres des différentes religions. Elle met également en lumière la condition de derviche, en prenant bien soin de nous expliquer en quoi elle consiste et ce qu’elle implique. L’autrice nous fait aussi découvrir l’aménagement et les services proposés par l’incroyable réseau de caravansérails développé partout en Orient et qui permettait à « un derviche, un géographe de terrain, un modeste caravanier, un étudiant ou un lettré sans le sou [de] parcourir le monde en trouvant gîte et couvert du nord de l’Inde jusqu’en Espagne. » Les (brèves) notes historiques qui viennent compléter l’ouvrage permettent d’ailleurs de revenir sur ces différents points et de mesurer, en partie, le degré de précision de la reconstitution.
-Et voilà ! gémit-il. Nous avons offensé le Cavalier du printemps, et il s’en est allé, sans bénédiction pour nous ! Je sens que le lait de nos chèvres va tourner, sans compter celui de nos épouses. Mon pauvre enfançon, mon fiston, voué à dépérir et à quitter cette terre, en l’ayant si peu connue !
-Il l’a d’autant moins connue qu’il n’est pas né, ton fils, ô frère de l’Âne, et qu’aux dernières nouvelles il n’est pas près de le faire, vu que tu es eunuque.
Le charme du roman vient également de ses personnages qui se montrent toujours aussi attachants, Sibylle en tête. C’est d’ailleurs un plaisir de la retrouver enfin après l’avoir presque perdue de vu dans le deuxième tome. D’autant que la châtelaine paraît plus en forme que jamais ! On reproche souvent aux personnages affublés de l’étiquette d’« élu » de trop se laisser ballotter par les événements, mais on serait ici bien en peine de taxer Sibylle de passivité. La demoiselle est en effet dotée d’un sale caractère qui pourrait la rendre agaçante si elle n’était pas aussi dotée d’un solide sens de l’humour et si elle ne se montrait pas si dure au mal. De toutes ses qualités, c’est toutefois sa volonté de ne pas se laisser dicter sa conduite, même par ceux qu’elle aime le plus au monde, qui lui donne le plus d’envergure et la rend aussi sympathique aux yeux du lecteur. On retrouve également avec grand plaisir le mercenaire gascon Pèir, même si c’est à son tour de s’effacer un peu du devant de la scène. Le guerrier bénéficie cela dit de beaux moments, notamment une confrontation avec un groupe de chevaliers inattendus qui marque durablement les esprits. Shudja est lui aussi peu présent, mais les quelques scènes dans lesquelles on le retrouve suffisent à nous rappeler pourquoi on apprécie le personnage, aussi rude et inflexible qu’il puisse paraître. Le roman fourmille également de quantité de personnages secondaires à qui l’autrice parvient systématiquement à donner de la consistance, qu’ils aient un rôle à jouer dans l’intrigue ou qu’ils ne servent que de « figurants » dans une quelconque péripétie. Un mot, pour terminer, sur la plume de l’autrice qui se révèle toujours aussi fluide tandis que l’emprunt de termes propres au franc, au gascon, au kurde ou à l’arabe demeure agréable et bien dosé. Le ton est quant à lui un peu plus léger et, même si le roman comprend son lot de scènes graves, on est frappé par l’humour qui se dégage de certaines scènes particulièrement cocasses et qui permet de mettre en lumière un paradoxe ou une incohérence propre à telle religion ou telle tradition.
Troisième tome de la série La rose de Djam entamée l’an dernier par Sandrine Alexie, Le Pôle du monde ravira les lecteurs ayant déjà succombé au charme de cet Orient du XIIe plein de magie, de mystères et d’aventures. Certes, l’intrigue avance peu, mais il serait néanmoins dommage de bouder son plaisir de pouvoir s’immerger aussi pleinement dans une époque et une région dont on connaît finalement trop peu la richesse.