Ce roman de Pratchett est, sans doute, l'un des meilleurs de ces derniers temps, car il nous offre un regard novateur sur le Disque, loin du cynisme désabusé de Vimaire, de la lucidité impitoyable de Mémé Ciredutemps ou de l'immoralité débonnaire de Nounou Ogg : celui d'un jeune homme bien pensant, plein d'idéaux humanistes, et qui refuse d'y renoncer sous prétexte que tout, dans la réalité, semble leur donner tort.

Pratchett - La Vérité - Noosfere
Article Original
     L'un des plus grands bouleversements de l'humanité, dit-on, fut l'invention de l'imprimerie. Elle permit la démocratisation progressive de la culture, l'accélération de sa propagation et fit naître de nouveaux modes de transmission et de diffusion de l'information — une culture de masse, nourrie aux mêmes textes, susceptible donc d'être unifiée, éduquée, manipulée. Sans doute fut-elle pour beaucoup dans l'édification des Etats-nations et des systèmes de droit.

 

     Imaginons maintenant les révolutions qu'une telle invention pourrait générer sur le Disque-Monde, cet univers morcelé en états, en cités, presque en rues autonomes, chacune ayant sa culture propre et son micro-climat social, à une époque où les communications par sémaphores commencent à peine à se développer et où les diablotins des appareils photos et des montres manifestent encore un caractère bien trempé — et fort peu fiable. Nul doute que la Vérité, the Truth, la Pravda, se répandra comme une traînée de poudre et que le taux moyen d'érudition... hmmm... minute... on parle bien d'un livre de Pratchett, là ? Alors il n'y a sans doute guère qu'un jeune aristocrate idéaliste et utopiste comme Guillaume des Mots, le premier rédacteur-en-chef du tout premier journal, pour entretenir une vision aussi idyllique de l'impact culturel de la technologie sur les ankh-morporkiens...

 

     Comme à son habitude, l'humoriste le plus cynique de la fantasy anglo-saxonne moderne va se faire un plaisir de démonter un à un les mécanismes de l'idéologie du progrès, et de montrer tout ce qu'une nouvelle possibilité peut porter de foncièrement ambigu. Car si Guillaume des Mots, lui, sait ce qu'il veut (la Vérité, toute la Vérité, rien que la Vérité, pour le salut des masses et l'assainissement de la vie publique), sait-il vraiment ce que veulent les autres ? Un lecteur cherche-t-il à lire des nouvelles, donc à s'instruire, ou bien plutôt des anciennes, c'est-à-dire la confirmation de ce qu'il a toujours pensé ? Après tout, si nous étions à la poursuite d'une plus grande ouverture d'esprit, l'homme de gauche devrait lire un journal de droite, et vice-versa... Le peuple préfère-t-il la Vérité à la Rumeur, le Subtil au Sordide ? Si oui, les tabloïds devraient végéter et les journaux de fond prospérer...

 

     Et ce qui est vrai du public ne l'est pas moins de l'équipe de rédaction (on se souviendra avec délectation de la page de Gotlib sur la question). Quand on engage comme photographe un vampire repenti, faut-il s'étonner si son addiction suicidaire au flash l'emporte sur ses talents iconographiques ? Quand on se fie trop à son dictaphone pour soulager sa mémoire, faut-il être surpris que le démon du pouvoir s'empare du diablotin qui l'anime ? Quand on autorise les bons citoyens à proposer eux-mêmes des articles, n'est-il pas normal de les voir davantage animés par le désir de reconnaissance que par la volonté de connaissance ? Quand, enfin, à la recherche du scoop du siècle, pour lutter contre la presse poubelle qui s'empare des faits divers pour les tourner à son avantage, on s'efforce de démêler le vrai du faux dans une étrange affaire de tentative d'assassinat impliquant rien moins que le Patricien, peut-on éviter de déplaire à tout le monde et de devenir une cible parfaite pour les guildes, les syndicats, les assassins en tout genre ?

 

     Ce roman de Pratchett est, sans doute, l'un des meilleurs de ces derniers temps, car il nous offre un regard novateur sur le Disque, loin du cynisme désabusé de Vimaire, de la lucidité impitoyable de Mémé Ciredutemps ou de l'immoralité débonnaire de Nounou Ogg : celui d'un jeune homme bien pensant, plein d'idéaux humanistes, et qui refuse d'y renoncer sous prétexte que tout, dans la réalité, semble leur donner tort.
 
Publié le 28 janvier 2018