[…]
Néanmoins, le deuxième volume de la trilogie, La mort du Melkine,
est peut-être bien le meilleur des trois. Les enjeux apparaissent
enfin avec toute la clarté désirée. La transformation d'Ismaël en chef
de guerre charismatique dans le moule de Paul « Muad'Dib » Atréides est
plus commode que convaincante, mais elle passe parce qu'elle a eu lieu
dans les coulisses et dans l'intervalle entre les deux premiers tomes.
Azuréa demeure fidèle à son personnage campé dès le premier volume et
les moyens de son hégémonie se laissent enfin discerner : à la fois la
force militaire et le contrôle des médias sur tous les mondes qu'elle
domine, grâce à la communication instantanée.
Les effets de cette uniformisation médiatique sont mis en lumière par
une série de chapitres consacrés à des mondes dotés d'une culture
particulière qui subissent de plein fouet le déferlement de productions
formatées par l'empire d'Azuréa. Paquet donne toute sa mesure dans ces
descriptions rapides mais aussi fortes qu'évocatrices de colonies qui
ont combiné un conservatisme nostalgique afin de recréer des contextes
historiques spécifiques et une certaine originalité dans l'adaptation de
la modernité technologique à ces projets archaïsants. Le résultat
laisse parfois songeur quant à la cohérence avec l'idéologie qui était
censée gouverner la fondation de ces mondes, mais on ne peut qu'être
séduit par une société dont les membres s'expriment avec des glyphes
lumineux sécrétés par leur chair modifiée, par une autre composée de
cyborgs qui reconstituent un Far West légendaire ou par la résurrection
de l'Autriche impériale éternellement en guerre pour la bonne cause.
Les médias d'Azuréa sapent les convictions nécessaires à la perpétuation
de ces sociétés figées. Ce n'est pas tant la médiocrité des émissions
que leur contenu qui agit de manière à dissoudre les structures de
l'ancien régime. En même temps, ces émissions ouvrent de nouvelles
perspectives et les diplômés du Melkine qui se retrouvent sur la
plupart des mondes décrits reconnaissent qu'Azuréa nourrit des
aspirations en partie légitimes. Est-ce révélateur ou ironique de la
part d'un auteur qui est un grand amateur d'une culture japonaise qu'il a
connue grâce à sa diffusion médiatique hors de ses frontières d'origine
— laquelle a elle-même été façonnée en partie par la diffusion hors de
ses frontières des productions de Disney aux États-Unis et de la bande
dessinée dont l'évolution s'est faite entre l'Europe et l'Amérique du
Nord ?
Comme dans les volumes précédents, Paquet insiste beaucoup sur la
dichotomie entre la liberté de se déplacer entre les étoiles, voire
l'attrait de l'expérience du voyage spatial, et le danger qui guette des
cultures trop bien enracinées dans un terreau planétaire donné pour
aspirer à mieux. « L'Expansion va redécouvrir l'espace, c'est ce qui
compte. » (p. 324)
[…]
Dans ces deux derniers volumes, plusieurs des anciens condisciples
d'Ismaël se retrouvent sur la planète Giverne, qui se distingue des
autres mondes colonisés par la présence d'une forêt de cristal.
Celle-ci sert en fin de compte de deus ex machina (qu'on aura vu
venir de loin) pour contrer une partie des avantages qui jouent en
faveur d'Azuréa. D'ailleurs, la victoire d'Ismaël est pareillement
télégraphiée, Paquet insistant si lourdement dans le troisième volume, L'Esprit du Melkine,
sur les défaites successives des partisans de Crépuscule — la coalition
d'Ismaël — par les forces de Banquise — l'empire d'Azuréa — qu'on finit
bien par soupçonner qu'Ismaël réserve un chien de sa chienne à la trop
confiante Azuréa. Du coup, le lecteur ne doute guère de l'issue de la
bataille décisive et les allusions à la victoire d'Alexandre le Grand
contre les Perses à Gaugamèles risquent d'en laisser sceptique puisque
la transposition dans l'espace des détails d'un affrontement antique sur
le sol d'une planète est difficile à justifier, si ce n'est qu'en
raison du passage du plan au volume et des lances aux missiles...
Néanmoins, la conclusion est satisfaisante à plusieurs égards. Le dénouement n'est pas que militaire, car les survivants du Melkine
ont aussi l'occasion d'articuler leur vision d'un futur commun.
Giverne est devenu un point de ralliement pour certains d'entre eux et
la famille de Théo, quoique éprouvée par les péripéties de la guerre
d'Azuréa, retrouve avec émotion les siens.
Bref, quelques mois plus tard, que me reste-t-il de cette trilogie
honorée en 2014 par le Prix Julia-Verlanger ? D'abord, l'impression
d'un projet ambitieux et réfléchi, qui cherchait à proposer autre chose
qu'un énième combat entre les bons et les mauvais, les progressistes et
les obscurantistes, etc. Il s'agissait de renouveler les dichotomies
habituelles de la science-fiction. Ensuite, un certain regret que,
comme pour d'autres ouvrages récents en science-fiction francophone, je
n'aie pas pu l'aimer autant que je l'aurais voulu : dans mon cas, cela
tenait surtout aux personnages de premier plan — les Alexandre, Théo,
Myriam et Orphyne au cœur de l'action — qui, exception faite d'Azuréa et
Ismaël, n'arrivaient pas à s'imposer comme acteurs de l'intrigue alors
que les véritables seconds couteaux esquissés en quelques pages
arrivaient à se détacher beaucoup plus clairement. La difficulté
n'était pas aussi dérangeante dans Les Loups de Prague, mais
Paquet avait également eu du mal dans ce cas à gérer une pléthore de
personnages principaux sans bien départager les rôles respectifs de
chacun dans l'économie de l'intrigue. Il s'agit d'un défi qu'il lui
reste à relever correctement. Cela dit, les autres forces évidentes de
la trilogie du Melkine permettent d'espérer de la part de Paquet une
œuvre à venir encore plus réussie.
Jean-Louis Trudel