Je trouve incroyable le travail réalisé par Kay pour réunir ici tous ses fils d’Al-Rassan, en passant par Sarance et Séresse, et toutes ces villes du Marjiti. Ça me laisse sans voix d’admiration.

Sur toutes les vagues de la mer - Les blablas de Tachan
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Comme beaucoup de lecteurs qui tombent dans les romans de Guy Gavriel Kay, celui-ci est devenu pour moi un auteur incontournable. Au point que maintenant je me prépare bien solidement avant chaque lecture car je sais que ce sera un magnifique voyage qui rendra les suivantes bien fades. [...]

Depuis plusieurs années, Kay s’est fait un plaisir de nous faire vibrer au rythme des aventures de ses héros qui côtoient cet espace. Cela commence avec les Lions d’Al-Rassan pour moi, cela s’est poursuivi avec Sarance et sa mosaïque, puis avec les Enfants du ciel et de la terre. Il me manque encore Comme un diamant dans ma mémoire, pour compléter ce voyage unique. Mais j’ai déjà ici la conclusion de ce long et bouleversant périple avec Sur toutes les vagues de la mer

Avec Audrey, nous avons été sous le charme de la plume de l’auteur. Il faut dire qu’il enfile cette fois réellement sa tenue de conteur en démarrant son récit au coin d’un marché d’inspiration maghrébine, le temps de mettre en place l’assassinat d’un calife pas très bon, ni très aimé et de finir par lui dérober magnifique diamant et livre saint unique. Puis l’histoire nous emporte ensuite sur terre et sur mer, par monts et par vaux, à travers les destins croisés d’une foule de personnages que vont croiser le duo Nadia/Lenia et Rafel, deux commerçants-armateurs, corsaires à leurs heures perdues que la vie n’a pas épargnés. Et comme toujours avec Kay, plus que l’histoire qui va se dérouler dans ce magnifique cadre méditerranéen de la fin du Moyen Âge réinventé, ce sera un superbe et poignant conte humain. 

Mais pour qui ne l’aura jamais lu, les clés seront peut-être un peu plus difficiles à saisir que d’habitude. Ce texte m’est en effet apparu comme une conclusion à l’ensemble des romans de ce cycle méditerranéen. Il semble vouloir réunir tous les fils pour les porter à leur sommet, quel qu’il soit, et si on ne les connaît pas, je ne suis pas sûre d’après ce que m’en a dit Audrey, qu’on savoure vraiment les fastes et les tragédies de chaque moment. Ayant réinventé la Conquista, comme la Chute de Byzance, les religions catholiques comme l’Islam, avec à chaque fois des noms et des lieux différents, cela peut perdre un lecteur novice. Je ne conseillerais donc pas de commencer par ce texte de Kay pour le découvrir mais plutôt de faire le tour de la Méditerranée avec lui avant d’en venir là, car en plus, les références sont nombreuses et on recroise lieux et personnages chers à nos coeurs (Jehanne, Skandir, la ville de Sarance et ses mosaïques, l’ancienne reine…), formant une mélopée des plus poignantes. 

Le voyage reste cependant très beau. Il est celui d’un duo très shakespearien : Nadia/Lenia, une ancienne esclave, enlevée enfant, qui a réussi à se sauver et gagner sa liberté et est devenue corsaire et associée dans l’affaire de Rafel, un homme déraciné, dont le peuple a été obligé de fuir les terres de son enfance, et qui est souvent mal accueilli ailleurs. Il a trouvé la fortune et l’indépendance dans une entreprise maritime à moitié légale et vit ainsi de port en port, de nouvelles conquêtes en nouvelles missions. Ensemble ils vont vivre de belles et intenses aventures très humaines, qui vont les emmener du Maroc revisité de Kay, jusqu’à sa Venise pour aller reconquérir cette Byzance perdue. Ce que j’aime comme toujours avec lui, c’est que ce sont, à l’origine des gens normaux, à qui il arrive des choses banales pour l’époque, mais qui vont avoir une réponse et faire des rencontres qui vont les conduire à quelque chose d’extraordinairement émouvant pour nous. Une bravoure inattendue d’un côté, une vengeance qui prend une autre voie, il n’en faut pas plus pour faire une grande histoire.

Car comme toujours chez Kay, ce sont ses personnages qui font vivre l’histoire. Je me suis de suite attachée à la tragique Lenia, une femme courageuse, mais effrayée par la façon dont les autres peuvent réagir à son passé, notamment les gens qu’elle aime. Elle a beaucoup souffert et l’auteur met très finement en scène toutes les étapes qu’il lui faudra pour se relever au cours d’une vie encore bien agitée où le pardon n’est pas si simple à trouver quand la vengeance bouillonne. Elle est inoubliable. A ses côtés, Rafel est le pilier patient, toujours présent, sur lequel elle pourra s’appuyer à chaque moment. Il n’est donc pas flamboyant mais plutôt discret, mais c’est un homme droit, dont les choix m’ont émue, notamment au sein de sa famille et auprès de ses amis. Puis viennent les rencontres, hommes et femmes que le destin met sur leur route, ils sont chacun une étape sur la voie de leur nouvelle vie. Kay s’est pour ça inspiré d’une très riche documentation comme toujours et offre des portraits de femmes fortes et intelligentes qui font tout ce qu’elles peuvent dans les limites de l’époque. Les portraits de Raina et Gaëlle sont magnifiques ainsi ! Des femmes qui ont su se relever après la mort ou la disparition de leur époux et faire leur chemin. Les hommes ne sont pas en reste dans cette histoire, surtout les hommes de guerre. En chemin, Lenia va croiser des figures remarquables, une que je connaissais déjà, le brave Skandir, qui n’oublie jamais son combat malgré les tragédies et le chef de guerre Folco, la figure du condottiere, qui est toujours là pour accompagner et soutenir Lenia, mais fait preuve d’une fidélité à toute épreuve à sa femme, Caterina, qu’il cite souvent comme tellement pleine de poigne qu’elle pourrait lui mener la vie dure.

Ces personnages, nous vivons réellement avec eux, à leur côté. On les sent prendre vie, grandir, faillir, se tromper, se relever, s’émouvoir, souffrir, perdre espoir, le retrouver. Kay est un grand conteur mais aussi un fin psychologue qui sait habilement mêler les deux. D’une histoire d’assassinat et de vol de diamant et livre saint, il en fait le chemin de la rédemption d’une victime d’esclavage qui se redécouvre une vie à elle, le tout pendant que les puissantes cités de la Méditerranée s’écharpent autour du leadership à avoir et conquérir. C’est juste fascinant de simplicité avec lui alors que c’est d’une complexité en entremêlant politique des villes, des cités, des états, des religions, économie, construction navale et batailles, le tout sans jamais oublier l’humain. Kay fait vraiment revivre sous nos yeux, avec les modifications qu’il a imaginées, cette Méditerranée des XIVe et XVe siècles avec ses liens, ses cultures, ses problématiques, son quotidien. 

Pour cela, n’hésitez pas à lire à chaque fois ses remerciements, il y détaille ses nombreuses inspirations et sources historiques. C’est pour ça qu’on a l’impression de connaître un peu ce qu’il décrit. Ça nous rappelle forcément nos cours d’Histoire sur la Reconquista, sur les complots des grandes familles italiennes pendant la Renaissance (la Conjuration des Pazzi), sur les peuples méditerranéens juifs, arabes, berbères, chrétiens…, sur le commerce dans cet espace, sur le sac et la chute de Byzance/Constantinople, etc. L’auteur prend des faits, des éléments historiques et les tord pour les insérer dans son récit. Fantastique ! 

Le fantastique, d’ailleurs, pour les amateurs est présent mais toujours très modestement chez Kay. C’est peut-être le récit de ce vaste cycle où on le voit pourtant le plus s’exprimer à travers la jeune future moniale avec qui dialogue Lenia en pensée, mais ça reste fort discret, car la puissance des gens l’emporte sur celle du divin qui lui est bien instable dans ce monde sans cesse en proie aux conflits et changements de fidélité. Tout est fluide même les croyances et les allégeances dans ces temps instables. Les réflexions humaines et géopolitiques sont les plus importantes. 

J'ai beaucoup décrit ce que l’on pouvait trouver dans ce riche récit et pourtant j’ai le sentiment d’être loin d’en avoir fait le tour. Je ne peux que vous inviter si vous êtes amoureux de récits historiques, de plumes intenses, de personnages inoubliables, de destins heurtés sombres mais lumineux, d’aventures et de destins banals qui peuvent tout changer, à venir découvrir les récits de Kay. Ne commencez peut-être pas par celui-ci qui est vraiment pour moi un hommage à son vaste cycle méditerranéen et une conclusion puissante sur toutes les réflexions qu’il a conduit sur les hommes, les religions, l’exil, la (re)construction de soi notamment dans une période agitée (mais y en a-t-il une calme ?). Ce fut en tout cas, pour ma part, une parenthèse enchantée, parfois douloureuse, assurément bouleversante et pleine de lumière, ou le destin de Lenia qui se tisse sous nos yeux m’a serré le cœur à plusieurs reprises par sa sincérité et son emprise dans le réel. Je trouve incroyable le travail réalisé par Kay pour réunir ici tous ses fils d’Al-Rassan, en passant par Sarance et Séresse, et toutes ces villes du Marjiti. Ça me laisse sans voix d’admiration.

Publié le 2 septembre 2025

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