Chef d’œuvre de fantasy historique

Sur toutes les vagues de la mer - Just a Word
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Maître incontesté de la fantasy historique, le canadien Guy Gavriel Kay poursuit une œuvre impressionnante qui ne cesse de ravir son lectorat. Situé dans le même univers que Les Lions d’Al-Rassan et Enfants de la terre et du ciel, son dernier ouvrage poursuit son exploration d’un monde d’après la chute de Sarance, sa proto-Constantinople.
Sur toutes les vagues de la mer, pavé de plus de 500 pages, toujours impeccablement traduit par Mikael Cabon et publié par les éditions L’Atalante, nous replonge dans un monde mouvementé et passionnant où chaque décision peut tout faire basculer.

« Il se produit parfois des miracles, ou alors des mystères impossibles à expliquer ou à comprendre, dans les histoires de nos vies. »

Le nouvel opus de Guy Gavriel Kay porte bien son nom puisque l’ensemble du récit se déroule sur la mer du Milieu au XVème siècle.
Sarance est tombée au mains de Gurçu le Destructeur, grand calife de l’Empire Asharite. Dans l’ensemble du monde jaddite, c’est le choc et la culpabilité qui rongent les disciples de Jad.
Rafel ben Natan, marchand et corsaire kindath, et son associée, Lenia Serrana, profitent de l’instabilité qui règne pour un contrat juteux : assassiner le calife Keram al-Faradi à Abénevèn.
Comme rien ne de déroule jamais comme prévu, les voici en possession de deux trésors inattendus qui leur ouvrent des portes nouvelles.
Au cours de leur périple, de Rhodias à Firente en passant par Marsena et Séresse, Rafel et Lenia vont se retrouver mêler à un projet de guerre sainte pour faire tomber Tarouz et les frères ibn Tihon. Une façon comme une autre pour le Haut Patriarche et les souverains jaddites de faire pénitence pour avoir laisser tomber Sarance devenue aujourd’hui Asharias.
Rendre compte de l’univers extrêmement dense de Guy Gavriel Kay n’est pas chose aisée. Comme vous le savez si vous suivez l’oeuvre pharaonique du Canadien, l’action prend place dans un monde simili-historique où l’on peut s’amuser longtemps à deviner qui est qui dans la réalité. La fantasy, elle, n’est pas le sujet premier, elle est un fin fil conducteur, une touche de magie à peine décelable qui influence les destins des uns et des autres.
Pour le Canadien, la façon même dont se nouent les fils de l’histoire constitue la magie du récit. Sur toutes les vagues de la mer ne fait pas exception et son entreprise se veut aussi réaliste que possible, proche d’une Renaissance que l’on connaît bien et qui, pourtant, nous semble ici complètement exotique. C’est le style Kay, faire du neuf avec du vieux.

« Nos vies changent en permanence, pourrait-on dire. De fait, même l’absence d’importance peut avoir une incidence. La personne que l’on ne rencontre pas, que l’on manque de peu. La chapelle où l’on décide de ne pas entrer, alors qu’y pénétrer et lever les yeux, peut-être vers une mosaïque sur un coupole, aurait pu nous anéantir et nous refaçonner. Une réponse sincère donnée ou retenue, susceptible de causer — ou d’éviter — une catastrophe. Un moment où l’on s’attarde dans un couloir — ou, au contraire, où l’on descend un escalier pour s’éloigner. L’acte de courage que personne ne discerne ni ne soupçonne, mais qui s’enracine dans son âme et devient à jamais un exploit dont l’on se sait capable. »

L’auteur aime prendre son temps. Il bâtît ainsi consciencieusement son récit, pose les pierres les unes après les autres et met en place les nombreuses pièces sur son échiquier politico-historique. Comme toujours avec le Canadien, les personnages sont extrêmement travaillés, cela même à la périphérie du récit. Pour nous guider cette fois, deux corsaires : Rafel et Lenia. Le premier est un marchand kindath dont le peuple est régulièrement pourchassé et massacré, la seconde est une jeune femme jaddite enlevée enfant par les asharites et désormais en quête de vengeance. Leur point commun : le déracinement, l’exil.
Rafel a fui l’Espéragne après la reconquête de la péninsule, Lenia a brutalement été arrachée à sa Batiare natale pour finir entre les griffes d’un calife de Marjiti qu’elle assassinera pour recouvrer sa liberté.
C’est ainsi qu’émerge le thème principal de Sur toutes les vagues de la mer, où chaque personnage semble loin de chez lui, à la recherche d’un foyer dans le monde, d’un endroit où exister sans devoir se justifier.
Guy Gavriel Kay va porter une attention toute particulière à Lenia, certainement l’un des personnages les plus réussis de toute la carrière du Canadien, à la fois rongée par la peine et la mélancolie mais également consumée par la rage et la rancœur. Chez Lenia, l’exil est aussi une façon d’expier pour une humiliation dont elle n’est pas responsable. Elle permet à l’auteur de parler de la place de la femme dans un monde presque entièrement masculin et particulièrement brutal, montrant la puissance de celles que l’on relègue trop souvent à l’arrière-plan.
En face d’elle, Rafel porte lui aussi les blessures d’un frère qui s’est enfuit, d’un frère qu’il aime mais qui l’a abandonné comme le reste de sa famille.
C’est la rencontre de ces deux êtres cassés, fêlés, meurtris qui va constituer le cœur de ce roman où les vies n’arrêtent pas d’entrer en collision.
On pourrait aussi citer le charismatique Folco Cino d’Acorsi, seigneur et mercenaire toujours loin de chez lui, ou Raina Vidal, la reine des Kindaths qui cherche à rassembler et sauver son peuple, ou encore Skandir, farouche rebelle de Trakésie qui poursuit la lutte contre l’envahisseur asharite envers et contre tous. Tant et tant de personnages.
En somme, un pur roman de Guy Gavriel Kay, une tapisserie d’individus, un enchevêtrement complexe de destins qui n’ont rien d’anodin, jamais.

« Bien entendu, aucun d’entre nous ne comprend parfaitement les ressorts de ce qui nous arrive dans la vie. Nous ne saisissons pas, vraiment pas, le monde qui nous est donné. Celui dans lequel nous évoluons au fil de nos jours et de nos nuits. Nous craignons ce qui ne peut être expliqué. Nous cherchons un abri auprès d’un dieu, de ses sœurs, d’un visionnaire, des étoiles. Nous nous accrochons parfois à d’autres croyances. C’est une aspiration façonnée par la nécessité. L’espoir d’un abri de notre vivant et peut-être dans l’au-delà. C’est une prière, un souhait pour la plupart d’entre nous. Ou alors nous nous sentons nus en pleine tempête. Tout comme ceux que nous aimons. »

Mais si l’on ressent la douleur de l’exil, c’est pour mieux comprendre que les plus petits évènements ont une incidence sur le cours de l’Histoire.
L’œuvre de Guy Gavriel Kay est hanté par sa fascination pour les chemins complexes qu’empruntent les existences des êtres qui composent son monde. Sur toutes les vagues de la mer ne fait pas exception, bien au contraire, c’est même l’autre sujet principal du récit.
On observe avec l’auteur que chaque décision — ou même non-décision — conduit à un tournant majeur. Que décider de tuer une personne ou simplement en croiser une autre peut affecter l’univers entier autour de vous. Si l’on doit qualifier un jour l’œuvre du Canadien pour la résumer, il faudra forcément parler de l’effet papillon. Ou comment le meurtre d’un Calife entraîne la chute d’un autre souverain, comment la rencontre fugace d’une personne avec une autre peut faire naître un poète renommé, comment le simple fait de se trouver au bon endroit au mauvais moment peut faire basculer plus que votre simple existence. C’est de ça que parle Sur toutes les vagues de la mer et, de façon plus globale, toute l’œuvre de Guy Gavriel Kay, des chemins étonnants et fascinants qu’a le destin de se jouer des pronostics et des attentes. Si l’on peut logiquement pointer du doigt le lien surnaturel qui existe entre Lenia et Leora, une jeune fille prodige et énigmatique, c’est avant toute chose les circonvolutions du destin qui font naître la sensation d’irréel dans le récit de Guy Gavriel Kay. Le moindre ricochet sur l’eau crée des vagues sur la mer capable d’ébranler les plus grandes cités, les plus grands empires.
On reste fasciné tout du long par le soin méticuleux de cette reconstruction historique et l’on s’amuse constamment à remettre les lieux et les personnages dans notre monde. Kay dépoussière l’Histoire et lui donne l’apparence du neuf, de l’excitant pour le lecteur d’imaginaire.
Et surtout, il aime montrer que les plus petits peuvent devenir les plus grands dans la fiction comme dans le réel. Si l’on croise sans cesse des seigneurs, des califes et autres patriarches, ce sont bien les plus modestes qui vont jouer un rôle crucial dans toute cette mécanique quasi-céleste.
Il est notable d’ailleurs que le récit se ponctue de passage plus poétiques, plus libre, plus mélancoliques, où les morts se regardent eux-mêmes et où le monde d’après s’ouvre devant le lecteur. Comme un passage vers l’ailleurs qui montre que la foi n’est pas tout à fait vaine mais que la violence, la mort et la bêtise qui l’accompagnent souvent ne sont que des erreurs tragiques.
Une tragédie qui fait payer les hommes, qui fait chuter les cités et les rois, qui laissent des tombes en souvenir de ceux qui en sont victimes, fantômes condamnés à hanter le monde et ceux qui l’habitent.

Plus encore que ses précédents, Sur toutes les vagues de la mer incarne le sentiment de ceux qui n’ont plus de chez eux, qui ont été dépossédés d’une existence à jamais perdue dans les limbes. C’est un récit foisonnant, fabuleux et poignant que nous offre à nouveau Guy Gavriel Kay, une beauté dans un monde brutal où tout peut advenir. Un chef d’œuvre en somme qui doit sa beauté à l’absence et au manque.

Note : 9.5/10

Nicolas Winter

Publié le 15 avril 2025