À commencer par une écriture des plus chatoyantes, les mots confèrent au texte une juste résonance, dont l’équilibre tonal se dévoile sans artifice. Les images se déploient d’elles-mêmes, dispensant le lecteur de tout effort intellectuel.

Les derniers feux du soleil - Lefictionaute.com
Article Original
Histoire

Les Erlings poursuivent inlassablement leurs raids sanguinaires depuis plus de cent ans à l’encontre des Anglcyns, pillant et ravageant les villes et villages de ces derniers, tandis que les Cyngaëls, à l’Ouest, coulent des jours heureux, occupés, eux, à piller les troupeaux de leurs voisins entre deux chants vantant leur grande victoire contre Siggur le Volgan et ses vaisseaux-dragons. Certes, le roi anglcyn Ældred intensifie ses fortifications tout en armant une flotte susceptible de contrer celle des Erlings, mais l’esprit de conquête de ces derniers, glorifié par les scaldes, se montre plus que jamais vivace. « Les terres du Nord n’offraient de refuge à personne. Le Vinmark, rude séjour s’il en était, produisait des hommes rudes. Comment un guerrier courageux pourrait-il faire fortune, gagner sa place devant un âtre l’hiver comme dans les chants des scaldes, et enfin à la table des dieux, sinon par la violence ? » Et si tous les hommes naissent pour mourir, la gloire, elle, une fois gagnée, jamais ne s’éteint ! !

A fortiori lorsqu’il s’agit de laver par le sang un affront laissé impuni. Ainsi, Ivarr Ragnarson, le chef de file des Jormsvikings recrute-t-il quelque deux cents mercenaires de Jormsvik pour aller rougir leur épée ou leur hache dans le sang des Anglcyns. Promesse leur a été faite que « le burh côtier d’Ældred à Drengest était encore en construction, mal défendu, pourvu de bateaux à saisir et d’un sanctuaire nouvellement consacré regorgeant de trésors. » Seulement voilà : c’est compter sans la perspicacité du roi anglcyn et la présence encombrante des Cyngaëls dans cette affaire. Anglcyns et Cyngaëls, ennemis héréditaires, se verront contraints de contracter une alliance contre nature afin de rejeter ces barbares hors de leurs côtes.

Les moult péripéties et les quelques facétieux concours de circonstances amèneront les trois représentants de ces peuples à entremêler leur destin, pour le meilleur et pour le pire, selon les bonnes ou moins bonnes grâces du Fatum. Ainsi, Thorkell le Rouge, Ældred et Alun vont-ils s’affronter pour la sauvegarde de leur nation, mais aussi, et surtout pour celle de leurs croyances, lesquelles se retrouvent de part et d’autre au croisement d’une nouvelle ère. Les derniers feux du soleil erling, tout comme les créatures enchanteresses du petit peuple de l’entremonde semblent devoir bientôt prendre congé au profit de Jad, le dieu unique venu de l’Orient. Autre temps, autre histoire…

Lecture
 
Plaisir toujours aussi manifeste à la lecture d’une œuvre de Guy Gavriel Kay. À l’instar d’un certain Pierre Bordage, pendant francophone, le récit du Canadien offre bien des raisons de séduire. À commencer par une écriture des plus chatoyantes, les mots confèrent au texte une juste résonnance, dont l’équilibre tonal se dévoile sans artifice. Les images se déploient d’elles-mêmes, dispensant le lecteur de tout effort intellectuel. S’ensuit une orchestration du récit équilibrée, rigoureuse et transparente, permettant à la trame de dérouler sa relative complexité jusqu’au dénuement, dont l’affleurement ne saurait laisser indifférent. Comme de coutume chez Kay, les personnages sont légion, et l’index pourra se révéler des plus salvateurs… Fort heureusement, le sieur connait suffisamment bien son ouvrage pour éviter de perdre son lectorat sous cet amas de protagonistes et autres figures secondaires. Point de glorieuses batailles, de faits d’armes remarquables et autres actes de bravoure dans Les Derniers Feux du soleil. Ce sont les fils de l’intrigue et les nombreuses interactions qui forment la pierre angulaire du récit. Nous sommes là aussi en terrain connu. Au regard de ces qualités, le récit kayien offre d’emblée une douce musique dont la partition se montre des plus séduisantes.

L’auteur se complait de temps à autre à prolonger le récit au-delà des attentes habituelles, poursuivant telle ou telle entrevue ou action en dehors du cadre temporel de la trame principale. Ces quelques digressions se contractent sur quelques paragraphes tout au plus et pourront surprendre à plus d’un titre. Coquetterie de l’artiste ? Cependant, on se laissera charmer par leur nature douce-amère, laquelle souligne combien notre vie séculière s’avère caduque, au regard du grand cycle temporel. Une caducité présente tout au long du récit, s’étalant subtilement dans les moindres interstices de la narration. Caducité qui ne manque pas de résonner encore mille années après l’extinction des Vikings. En témoigne la mise au banc des divinités erlings ; les dieux Ingavin (Odin) et Thünir (Thor) s’étant définitivement retirés au profit du dieu judéo-chrétien Jad (Yavhé).

Quid de la dimension fantastique dans Les Derniers Feux du soleil, s’interrogeront nos fictionautes ? Celle-ci se limite à la portion congrue, une constante dans l’œuvre de Kay. Tout au plus, l’auteur nous fera-t-il la double offrande de nous laisser voir quelques fées et entrevoir quelques présences inquiétantes du petit peuple, lesquelles manifestations imaginaires s’étalent sur une poignée de pages. Et comme nous le rappelle le chroniqueur bifrostien Laurent Leleu, Guy Gavriel Kay accorde volontiers « plus d’importance au réenchantement de l’Histoire par la fantasy qu’aux enchantements pyrotechniques vite lassants. » Dont acte.

S’appuyant sur la grande histoire — celle se situant sous le règne du roi anglais Alfred Le Grand au IXe siècle —, l’auteur revisite par la petite porte cette période qui voit se confronter les Danois (Erlings), les Anglo-saxons (Anglcyns) et les Celtes gallois (Cyngaëls). Une trame romanesque qui se déroule sur une année, laquelle plage nous permet de saisir avec un recul bienvenu quelques enjeux et ressorts de cette époque ô combien représentée — et non moins fantasmée — par la pop culture. Témoigne en ce sens le succès retentissant de la remarquable série Vikings. Laquelle production, comme le roman, semble toutefois céder à la facilité en usant et abusant de la pratique peu ragoûtante de l’aigle de sang, émotionnellement et « esthétiquement » incontournable il est vrai, mais dont certains universitaires contestent toutefois la véracité. Point de doctrine assurément digne d’intérêt pour nos sommités et que nos littératures accueillent avec gourmandise, pour le bénéfice d’un récit aux couleurs rehaussées… Que ces hommes du Nord continuent de prendre plaisir à fracasser de leur hache la tête des Anglcyns — et celle des autres d’ailleurs ! Et ce avec d’autant plus de jubilation que le scalde de ces récits hyperboréens se nomme Kay. « Un Erling à cheval sur la mer… »

Franck Brénugat - lefictionaute.com

Publié le 12 octobre 2021