On rit jaune devant cette avalanche d’humour noir, une sarabande de misères sociales et de rêves déchus baignés d’alcools frelatés. Au total, seize nouvelles fortement distrayantes dont la plupart font mouche, et un recueil de nouvelles comme on aimerait en lire plus souvent.

Nouvelles de la mère patrie - Yozone
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Dans notre pays, des découvertes dont on ne doit pas parler, il s’en fait tous les jours.

Dans ces Nouvelles de la Mère Patrie, le texte introductif, From Hell, donne d’emblée le ton. Soutenir l’Iran et la Corée du Nord et passer un deal avec l’enfer, au sens propre ou au sens figuré, c’est exactement la même chose. Pas de principes, pas de scrupules, donc, pour un pays où, comme partout, le pouvoir et l’argent sont rois, comme le démontre Tout a un prix, où l’on trouve à la main d’œuvre bon marché une utilisation plus lucrative encore que l’esclavage, une utilisation fort opportune dans un pays où le silence est d’or, la censure de platine, la dissimulation un principe. L’homme est un loup pour l’homme, et plus encore derrière les barrières des chantiers soviétiques que dans l’enfer des champs de bataille. De ce trafic innommable, il sera fait mention un peu plus loin dans le volume avec Une bonne action, dont le protagoniste principal investigue sur cette affaire et à qui l’on demandera de glisser ses conclusions sous le tapis, pour les raisons habituelles mais aussi, in fine, pour un motif à tel point invraisemblable qu’il en apparaîtra hilarant, et rendra d’autant plus tragique l’espoir infime, absurde, et totalement improbable, que l’abjection absolue que le policier trop intègre vient de mettre en lumière ne soit pas celle des politiciens de la « Mère Patrie », mais vienne d’un ailleurs que nous laisserons au lecteur le soin de découvrir.

Inventez quelque chose. Il faut ressusciter et moderniser le patriotisme. Redonner du sex-appeal à la Patrie. Déterminer ce que ce terme peut signifier à l’ère d’internet, à l’époque du village global. Je veux que le mot « Patrie » ne stimule pas seulement les centres nerveux des porte-étendards de l’orthodoxie ou des ottomans cosaques. (…) Je veux que la « Patrie » soit trendy.

Dans cette Russie en perpétuel équilibre entre image et réalité, dans cette Russie qui a toujours été, d’une certaine manière, la fiction qu’elle se construit d’elle-même, propagande et slogans sont rois. Avec Parfois ils reviennent, dénonciation du mauvais jeu de théâtre permettant de contourner la constitution, celui de numéros un et deux, à l’ évidence Poutine et Medvedev, une plongée en eaux claires se révèle bien plus trouble qu’elle n’apparaît, et c’est sur un drame authentiquement accidentel, sur une mort qui n’importe à personne que se construit un slogan lumineux. Même recherche de l’artifice et du slogan dans Une pour tous : quelque chose d’entraînant, de motivant et qui parlera à chacun. En jouant comme les spécialistes de la mercatique sur le terrain à tout coup gagnant des vieilles recettes de la rengaine, du remake, et la nostalgie, la Mère Patrie reprendra sans peine des couleurs.

Nos spectateurs ont adoré les concepts brillants de notre nouvelle grille de programmes. Nos spectateurs aiment les émissions sur les bull-terriers qui mangent les bébés. Nos spectateurs s’intéressent au démembrement. Nos spectateurs veulent voir en direct un nain sous la jupe de Pougatcheva. (…) Notre politique de programmation repose sur trois piliers : le sexe, la mort et l’argent.

Les média, l’illusion, l’entrain des grandes réalisations, les lendemains qui chantent : en Russie, le réveil est toujours une gueule de bois aux relents de vodka frelatée. Mieux vaut abrutir le peuple avec des alcools bas de gamme et des émissions stupides que de le laisser s’éveiller avec les idées claires. Pour un pouvoir qui refuse de donner à chacun le goût de l’intelligence et de la liberté, cette nouvelle vodka aux nanomachines développant l’intellect ne saurait résulter que d’un infâme complot capitaliste. Un peuple intelligent, pour le pouvoir, ce serait vraiment Toucher le fond, et mieux vaut lui servir, dans Avant l’accalmie, le niveau zéro, dans la boue au sens propre, de l’affrontement politique télévisé. Autre complot capitaliste, peut-être, ces machines à voter infaillibles développées en Russie grâce à la technologie américaine : dans Deus ex machina rôde le spectre, affreux pour le pouvoir en place, d’élections non truquées. Fort heureusement tout continue comme avant, mais, grâce à la technologie, de façon bien plus crédible. Guerre du faux encore, et intelligence artificielle encore, ou bêtise du même nom, dans le savoureux Prothèse : l’homonymie entre le silicone de la Silicon Valley et celui des prothèses mammaires aura fait réfléchir certains aux différentes manières de considérer l’artifice et de mettre en œuvre au niveau individuel ce que l’on nomme « humanité augmentée ». Être blonde au physique ou au mental, tout cela peut désormais se faire à la demande.

Bien avant Pierre le Grand, bien avant Ivan le terrible, depuis la fondation même de l’état russe, on a toujours fabriqué de l’argent avec du vent !

Avec la fondation de l’Union Soviétique, et jusque dans ses déclinaisons les plus modernes, le mensonge a été érigé au rang d’art, sinon de politique à part entière. Le vent et la poudre aux yeux ont toujours été maîtres. Il était donc indispensable d’y consacrer un texte, Avant l’accalmie où tout repose sur des mots, et, au sens propre, sur du vent. Ou comment aller de l’avant sur un simple discours, au mépris de tout principe de réalité, aller droit dans un mur invisible en remplaçant le réel par des mots. Avec Les Informations qui comptent, l’auteur met en scène le cauchemar ultime du journaliste (la profession initiale de Dmitry Glukhovsky) : rater le scoop absolu, non pas du siècle mais de toute l’histoire de l’humanité, pour laisser la place au défilé à jamais ininterrompu du mensonge et de la propagande. Mais ce goût sans fin pour le mensonge, est-il juste de l’attribuer exclusivement à la rhétorique communiste, ne serait-il pas plus ancien, et indissolublement liée à l’âme russe, qui d’une certaine manière est marquée par la foi ? C’est ce que laissent entendre les accointances troubles entre pouvoir temporel et spirituel, entre l’intervention du spectre d’Ivan le terrible dans Toucher le fond et les comportements identiques des prêtres et des politiques dans Pas de ce monde.

Vous avez interféré avec les plans divins. Vous avez envahi le spirituel avec le matériel.

Si Panspermie, en lien avec la théorie éponyme, apparaît plus anecdotique et moins spécifiquement lié à l’univers post-communiste, Apparition, conte fantastique moderne et cauchemar de démographie politique et productiviste est à mettre en lien avec le culte de la personnalité politique et avec un enfantement qui n’est pas seulement spirituel. Mais il arrive que les âmes, même parfaitement conditionnées, finissent par vaciller. Fort heureusement, A chacun son destin démontre que les états d’âme et les abîmes existentielles importent peu : la logique destructrice et productiviste apparaît comme un remède à tous les atermoiements philosophiques. Et que la Russie soit bel et bien un monde meilleur est facile à démontrer : dans Utopia l’aspiration à la finesse et à la liberté françaises vues à travers le prisme réducteur d’un oligarque habitué à être au-dessus des lois en sont la preuve particulièrement grinçante. Seule consolation et seule touche d’apaisement – mais noire et amère – dans ces Nouvelles de la Mère Patrie, le dernier texte, Avant et après : après une apocalypse nucléaire entre grands blocs, au fond de la toundra, loin des affaires de ce monde, en dépit des bouleversement politiques et des convulsions de l’Histoire, le quotidien reste le même, rien n’a jamais vraiment changé.

Il secoua le flacon et regarda émerveillé comme un enfant qui jouerait avec une boule à neige, le tourbillon à peine visible des particules qui s’étaient mises à danser dans la vodka cristalline.

Sans jeu de mots, on pourrait écrire que ces Chroniques de la Mère Patrie sont avant tout des « Chroniques de l’Amère patrie ». Sans malveillance mais sans concessions, entre satire voltairienne et fiction orwellienne, Dmitry Glukhovsky emporte le lecteur à la découverte des zones troubles de son propre pays. Un pays dont les natifs, découvrant à la télévision les fabuleuses images de propagande, y voient une Russie de l’autre côté du miroir, un autre pays dans lequel les hommes sont heureux, libres et aisés, et dans lequel ils voudraient bien pouvoir se rendre. Royaume de la rhétorique et de l’illusion, paradis du mensonge et de la propagande, vaste fiction collective dissimulant crimes, abjections, et absurdités, la Mère Patrie décrite est celle de toutes les manipulations et de toutes les entourloupes, de toutes les vilenies et de toutes les compromissions. « Empire du mal » des Américains, la Mère Patrie, que ce soit par l’intervention du diable, des extraterrestres, ou simplement des facettes ténébreuses de l’âme russe, semble bel et bien mériter ce nom. Revue à travers le prisme du fantastique et de l’absurde, domaines dont la littérature russe a toujours été friande, la Russie de Poutine ne semble hélas pas avoir grand-chose à envier à celle de Staline. Avec ces récits de science-fiction qui oscillent sur le fil du présent, on découvre un pays qui à grands renforts de mensonges a su inventer la réalité virtuelle bien avant l’ère de l’informatique, une fiction perpétuellement calquée sur un réel que l’on ne pourra découvrir qu’en grinçant des dents. On rit jaune devant cette avalanche d’humour noir, une sarabande de misères sociales et de rêves déchus baignés d’alcools frelatés. Au total, seize nouvelles fortement distrayantes dont la plupart font mouche, et un recueil de nouvelles comme on aimerait en lire plus souvent.

Yozone

Publié le 30 juin 2021

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