Quelle est la place du Conte dans nos existences ? C’est la question que ne se pose pas Fumy Granger, embarqué volontaire dans une nouvelle existence, loin de la ville, à l’Orée du Bois. Malgré son aveuglement volontaire, c’est là qu’il va passer sa vie après avoir rencontré la pétulante et séduisante Daily Alice. Qui, elle, suit le Conte, même si elle n’en connaît pas toutes les arcanes. Ce qui va l’entraîner, elle, toute sa famille et bien d’autres, dans un enchaînement de prises de décisions et d’évènements qui sont déjà écrits mais restent à vivre.
Une histoire qui nous vient de loin
John Crowley est un auteur à la réputation bien établie malgré le peu de romans publiés (sans compter qu’ils ne sont pas tous traduits en français). On dit de lui également qu’il propose des œuvres exigeantes, qui rebutent certains lecteurs et lectrices. Ce n’est pas faux, mais pas si exigeant que cela. En France, il a d’abord été publié dans la collection Fantasy des éditions Rivages, quand elle existait encore. C’est d’ailleurs là qu’est paru, en 1994 et 1995, et en deux parties, Petit, grand ou le parlement des fées, roman initialement publié en 1981 aux éditions Bantam (en un seul volume dans cette version originale). Aujourd’hui, ce sont les éditions de l’Atalante qui ont repris le flambeau : le surprenant Kra en 2020 (repris en poche en août 2025) ; l’érudit Le Silex et le miroir en 2023 ; et aujourd’hui, quarante ans après sa parution initiale, Petit, grand ou le parlement des fées, le roman qui a fait connaître John Crowley.
Pour le coup, les éditions de l’Atalante ont mis les petits plats dans les grands. Au lieu de découper le roman en deux, de façon artificielle, elles ont restitué, selon le souhait de l’auteur, l’intégrité de l’œuvre. Et ce dans un livre de toute beauté et, ce qui ne gâte rien, léger malgré le nombre de pages (plus de sept cent soixante) et agréable à manier. Ajoutons à cela une couverture illustrée par Thibault Daumain du plus bel effet, très représentative du roman et de son état d’esprit. De la belle ouvrage donc. Et le contenu ?
Ça fait partie du Conte
Comme dans nombre de récits imaginaires, la lectrice, le lecteur, doivent faire confiance à l’auteur et se laisser porter par sa plume. Comme le premier personnage croisé, Fumy Granger, qui dès les premières pages accepte de suivre, sans les comprendre, des indications et des exigences surprenantes. Il doit se rendre à l’Orée du Bois « à pied plutôt qu’en voiture ou autre moyen de locomotion, une des conditions sine qua non de sa venue. » Mais dans quel but et pourquoi une telle bonne volonté ? Parce que Fumy doit retrouver, en cet endroit, sa future épouse, la délicate et gigantesque Daily Alice. Avoir rencontré cette jeune femme a changé la vie d’un homme qui laissait son existence se dérouler sans y prendre part. Et de fait, sans le savoir, il va pénétrer dans le monde des fées et dans le Conte. Car il a un rôle à y jouer. Comme chacun des personnages de cette histoire. Afin de nous divertir et de préparer la suite.
Une famille aux branches multiples
Et donc, de découvrir une famille pour le moins atypique dans une maison tout aussi surprenante : plusieurs façades, plusieurs maisons. L’architecte (une profession très présente dans ce roman, logique quand on étudie le soin mis par John Crowley à construire son récit) a voulu ouvrir les possibles. Selon le côté duquel on se place, la demeure est totalement différente : style et ambiance. Et l’intérieur est tout aussi étonnant, véritable labyrinthe dont on se demande si la surface visible est identique à la surface réelle. Des portes et des couloirs, des escaliers et des étages, des fenêtres… la maison fantasmée dans son absolu.
Pour l’y habiter quelques hommes et des femmes aux commandes. Elles sont plus ou moins conscientes de ce qui se joue ici, porte vers un autre monde. Mais rien n’est dit, tout est suggéré, imaginé. Même celles et ceux qui sont au centre ne savent pas tout et découvrent au fur et à mesure, oublient parfois. Sylvie, qui intervient dans la deuxième partie du roman, disparaît un jour, comme prévu par ceux qui savent, et perd son nom. D’ailleurs, en parlant de noms, ceux-ci ont changé entre les deux traductions, celle de 1994 et celle de 2025, très fluide, confiée aux bons soins de Patrick Couton, qui a encore fait un travail de toute beauté.
Les personnages donc, qui sont humains mais possèdent des dons, ou des ébauches de dons. Ils sont au moins capables de percevoir ce que les autres ne perçoivent pas. Et de se conformer au Conte. Curieusement (avec un « C » majuscule), certains évènement ont lieu. Car cela convient à la bonne avancée du Conte. Qui doit entraîner tout ce beau monde à travers des péripéties drôles et tristes, tragiques et réjouissantes, jusqu’au chapitre final. À travers des histoires d’amour, des naissances, des guerres et des morts. À travers des vies auxquelles on assiste, parfois un peu perdus par l’ordre, absolument pas chronologique, choisi par John Crowley, et qui demande un peu de concentration. Et de lâcher prise : il faut absolument se laisser embarquer par l’auteur qui construit ici un monde gigantesque, dans un simple livre, l’infini dans le fini, où l’on croise des fées, des rois revenus de temps immémoriaux (comme dans Royaume en péril, de Thomas D. Lee avec le retour de Keu et d’Arthur), un changelin, des animaux qui parlent (la cigogne qui lorgne avec inquiétude un renard, un clin d’œil de plus) et même Titania et Auberon, échappés de la pièce de William Shakespeare (voire de légendes précédentes).