Alors que l'adaptation très attendue de Denis Villeneuve sort ce mercredi au cinéma, retour sur le roman en compagnie du journaliste Lloyd Chéry, qui vient de publier Tout sur Dune, une nouvelle édition de son mook.
Pour accompagner cet événement cinématographique, le journaliste Lloyd Chéry a dirigé la conception d'un mook (magazine-book) de 256 pages sur l'univers de Dune, dont la première version a été écoulée à 15.000 exemplaires depuis novembre 2020. «Le crowdfunding était le seul moyen d'arriver à faire ça : je ne vois aucun média ou éditeur qui aurait mis entre 100.000 et 120.000 euros pour concevoir une revue autour d'un classique de la SF», confie le journaliste. Une nouvelle version du mook, renommé Tout sur Dune, est parue ce 9 septembre en format beau livre, avec des images retravaillées et une cinquantaine de pages supplémentaires.
Lloyd Chéry, qui organise un Festival Dune ce week-end à Paris (84 rue Mstislav Rostropovitch), analyse pour Le Figaro l'aura intacte du chef-d’œuvre littéraire de Frank Herbert, à l'origine du film Dune.
LE FIGARO - Comment expliquer l'attrait que Dune continue d'exercer en 2021, plus de 50 ans après sa publication ? (1965 aux États-Unis, 1970 en France)
Lloyd CHÉRY - C’est un roman moderne dont les thématiques résonnent encore fortement à notre époque: on parle d’écologie, de fanatisme, du pouvoir… Dans Dune, l'humanité évolue dans un monde post-moyenâgeux où ce sont de grandes corporations qui dirigent l'univers. Ce n'est pas sans rappeler nos Gafam qui sont aussi puissants que des États.
Ce livre évoque l'importance de l'eau sur une planète désertique, Arrakis, ce qui peut faire écho au réchauffement climatique, ainsi que la décroissance technologique: il n’y a pas d’ordinateurs car les machines ont été abolies.
C’est aussi la première fois que le monde arabe a été intégré – et intelligemment – dans une œuvre de SF. Herbert s’inspire du prophète Mahomet et de Lawrence d'Arabie mais il n’a jamais eu de volonté de critiquer une religion ou un peuple... ou de récupérer Dune à des fins politiques, chose qu’on verra, j’en suis persuadé, dans les prochains mois, surtout si un potentiel troisième film (probable adaptation du Messie de Dune, NDLR) se fait.
En tant qu'objet littéraire, quelles sont les plus grandes qualités du cycle de Frank Herbert ?
Le premier roman (dont la première partie est adaptée par Denis Villeneuve, NDLR) est un formidable récit d’aventure. On va suivre la geste d’un jeune prince pendant 600 pages et la bascule est incroyable puisque notre héros, Paul Atréides, devient un tyran.
En termes d'écriture, on est dans une tragédie: il y a beaucoup d'action mais Herbert la décrit assez peu, il la fait raconter par ses personnages. Ce qui est intéressant, ce que l'auteur a fait du syncrétisme : il a mélangé des œuvres d'époques différentes (Shakespeare, Lawrence d’Arabie, les mythes grecs...) et a conçu une histoire originale avec ce patchwork. Pour moi, si Dune continue de bien vieillir, c’est parce qu’on est nous-mêmes à une époque postmoderne où on adore multiplier les références, tout mélanger, et ça Dune le faisait déjà.
Il y a un gros travail sur la langue et beaucoup d’idées très créatives comme le «distille» des Fremen: une armure qui permet de recycler l’eau et de survivre dans le désert, c’est extraordinaire ! L'œuvre joue aussi avec la symbolique : le ver des sables, on s’en souvient. Beaucoup de choses restent impérissables comme certains mots arabes : «Muad’dib», «Usul», «djihad»... En 1964, quand Herbert sort la première partie du livre sur la revue Analog, personne n’a jamais entendu parler du djihad ! (qui a un sens particulier dans Dune, où le «Jihad butlérien» désigne «la croisade lancée contre les ordinateurs, les machines pensantes et les robots conscients», NDLR).
Je trouve le cycle vraiment impressionnant. Il est plutôt accessible dans les trois premiers volumes et on part ensuite dans quelque chose de plus philosophique, de plus profond, dans la deuxième partie de la saga.
Quels enseignements peut-on tirer de la saga en matière de politique et d’exercice du pouvoir ?
La grande alerte que veut transmettre Frank Herbert, c'est de ne pas suivre les héros charismatiques qui risquent de devenir des tyrans. Le super-héros est le mal incarné! C'est intéressant quand on sort de dix ans de Marvel et de DC. Pour lui, le président des États-Unis le plus dangereux était Kennedy, car trop beau, trop jeune, trop glamour… Les gens le suivaient sans se poser de questions. Contrairement à Nixon dont on voyait le vrai visage.
Herbert disait aussi cela: «Je crains que l’écologie ne devienne le drapeau des démagogues, des ambitieux et autres accros à l’adrénaline, soucieux de lancer une nouvelle croisade.» Il suffit aujourd’hui de suivre l’actualité politique pour comprendre que l’écologie sert parfois l’ambition et la recherche de pouvoir personnel de certains.
Ce que j’aime dans Dune, c’est que Frank Herbert explique bien la problématique du pouvoir. Paul Atréides veut faire le bien mais il est dépassé par quelque chose de plus vaste que lui : ses visions provoquées par l'Épice (une drogue surpuissante au cœur la saga, NDLR) et les légendes mises dans la tête des gens par le Bene Gesserit (une organisation matriarcale pseudo-religieuse très influente, NDLR). Dune parle de la propagande et de la façon dont les mythes peuvent servir un dessein politique.
Quel fut l’impact des différentes adaptations de Dune ?
Dune est une œuvre qui a attiré des artistes incroyables avec une capacité de fédération assez sidérante. Chaque adaptation va toucher une génération de personnes. Jodorowsky et Moebius, par exemple, se sont rencontrés sur Dune dans les années 70 et, même si le film ne s’est pas fait (cf. documentaire Jodorowsky’s Dune sorti en 2013, NDLR), cela donnera naissance à l’une des plus grandes BD de SF, L'Incal. Les images parues dans Métal Hurlant et le story-board auraient aussi inspiré les studios hollywoodiens: Star Wars est fortement imprégné de Dune et une partie de l’équipe de Jodorowsky (notamment H. G. Giger, NDLR) a été récupérée sur Alien.
En France, le livre ne décolle vraiment qu'avec la sortie poche dans les années 80. Quand le film de David Lynch arrive en 1984, un million de livres est vendu ! Même si c’est un grand film raté, tout le travail visuel du film, la musique et les acteurs restent assez inoubliables et commencent à être reconsidérés actuellement. Par ailleurs, toute une génération a découvert Dune grâce aux jeux vidéo de Cryo et de Westwood Studios, qui eux-mêmes s’inspiraient de l'esthétique du film de Lynch.
Enfin, il existe une série TV difficile à voir en France mais diffusée aux États-Unis sur SyFy. Elle a bien marché et a permis l’émergence d’un chef-d'œuvre de la SF qui est [le remake de] Battlestar Galactica. Aujourd'hui le film de Denis Villeneuve apporte une nouvelle esthétique. Ce sera intéressant de voir ce qu’il va apporter à la nouvelle génération de spectateurs et d'artistes qui iront peut-être ensuite découvrir le livre...