Je suis fan de SF depuis plus de quarante ans, et je suis toujours infiniment heureuse de découvrir un roman qui me rappelle les raisons de cette passion. Je suis d'accord avec l'éditeur français : c'est là ce que la SF devrait être. C'est ce qu'elle est, dans ce roman. Lisez-le, vous n'en reviendrez pas.

Appleseed - Les Chroniques de l'Imaginaire
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Chapman est sûr que l'un des pommiers que son frère Nathaniel et lui plantent portera sa pomme, celle qui lui enlèvera ses cornes et ses sabots de faune, qui fera de lui un homme identique à son frère. Ce dernier veut faire du Territoire sauvage un lieu qui sera une Terre Promise consacrée à Dieu pour les autres hommes qui viendront, et auxquels il pourra vendre ses vergers tout plantés, tout prêts.

John a grandi dans une ferme en Ohio, au temps où il y avait encore la possibilité de vraies fermes, avec de vraies récoltes et de vrais animaux, une ferme qui avait appartenu à sa famille depuis des années sans nombre, voisine de celle où a grandi son amie, son amour, Eury Mirov. Il en a retiré notamment l'amour des abeilles, et à leur disparition il crée de minuscules robots pour les remplacer. Plus tard, après sa rupture d'avec l'Eury Mirov qui a créé Earthtrust et a convaincu le gouvernement américain de sacrifier tous les états de l'Ouest pour nourrir ceux de l'Est, il est convaincu que l'idée d'Eury est mauvaise : la terre ne devrait pas être régie par les hommes, mais laissée à elle-même. Ainsi est-il devenu un terroriste écologique.

C-433 a été recréé à partir de C-432, représentant le plus récent d'une longue suite de cyborgs tous identiques. En théorie, du moins, car C-433 ne veut pas écouter l'ordinateur de la chenille, il est davantage attentif à cette salle qu'il a découverte à l'intérieur, avec ces mots et ces cartes fascinants d'un monde totalement disparu sous la glace. Il est attentif aussi à ce qui pousse en lui.

Dans ce roman habile et fascinant, qui se déroule sur trois trames temporelles distinctes, au XVIIIe siècle, dans la seconde moitié de notre siècle, et dans un futur non précisé mais à l'évidence très lointain, l'auteur entrelace le mythe typiquement américain de Johnny Appleseed avec celui d'Orphée, dont on croise différents avatars au cours de la lecture. Cela lui permet d'aborder le thème de l'amour perdu, qui va avec la tentation de l'éternelle vengeance et de l'éternel retour, le mot-clé étant ici "éternel", qui suppose le maintien du même, et l'évitement à tout prix de l'évolution, du changement, vus comme mortels. Le mythe d'Orphée montre aussi le monde "naturel", non humain, comme ennemi : c'est un apiculteur non humain qui cause la mort d'Eurydice, mordue par un serpent.

Cela introduit la querelle entre ceux qui ont estimé au cours des âges que la nature était parfaite comme elle était, et que l'homme était voué à y participer sans la modifier, et ceux, bien plus nombreux, convaincus que l'homme avait été créé pour être le seigneur et le maître du reste de la création. Bien sûr, partant de là on aboutit aux thèmes de l'écologie et du colonialisme.

Les personnages portent ces différents thèmes, en eux-mêmes et dans leurs relations. Chapman a du mal avec sa double nature d'homme et de faune, et passe la plus grande partie de sa vie à renier soit l'un soit l'autre, cependant que son frère Nathaniel à la fois l'aime et le considère comme le boulet qui l'empêche de mener une vie pleinement humaine. On verra aussi Nathaniel évoluer de l'adhésion sans faille au plan divin de domination de la nature par l'homme à l'idée que les hommes deviennent vraiment très nombreux, et de plus en plus avides, dans ce Territoire qu'il a connu vierge. D'une certaine façon, on pourrait dire que le couple John/Eury reproduit ce schéma de relation, sous une autre forme et à une époque bien postérieure, ce qui rend la tension plus forte, les conséquences des choix de chacun étant bien plus importantes.

Le roman est construit comme une tragédie antique, les personnages secondaires jouant en partie le rôle du choeur. Les chapitres alternent d'un personnage à l'autre, souvent d'une époque à l'autre, le lien entre eux étant en fait un point central, un noeud géographique dans le tissu du monde. L'apparition du surnaturel parvient à sembler vraisemblable, voire même logique, pas plus improbable que des abeilles robots ou des loups clonés. C'est l'un des tours de force de l'auteur. Une autre de ses réussites est que vous pouvez ignorer tout ce que je viens de dire quant aux mythes, aux thèmes, aux références formelles ou de fond, et profiter néanmoins de l'histoire, et du voyage en avance rapide qu'offre Matt Bell.

Sur le site de l'auteur, le roman est décrit comme : "en partie SF épique, en partie thriller technologique, en partie conte de fées réinventé, Appleseed est une inoubliable méditation sur le changement climatique ; sur la responsabilité entrepreneuriale, civique et familiale ; sur la destinée manifeste ; et sur les mythes et légendes qui nous nourrissent tous" (traduit de l'anglais par la chroniqueuse). Il est tout ça, oui, cela en fait un formidable et merveilleux "page turner", d'autant plus efficace dans sa fonction d'alerte qu'il le fait sans lourdeur déclamatoire. Je suis fan de SF depuis plus de quarante ans, et je suis toujours infiniment heureuse de découvrir un roman qui me rappelle les raisons de cette passion. Je suis d'accord avec l'éditeur français : c'est là ce que la SF devrait être. C'est ce qu'elle est, dans ce roman. Lisez-le, vous n'en reviendrez pas.

Publié le 24 janvier 2024

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