Sous ses dehors de roman d’éco-science-fiction, Appleseed brasse des thématiques actuelles mais aussi intemporelles où le mythe rencontre le progrès et où l’homme doit décider ce qu’il veut être pour une Planète qui vivra longtemps après lui. Une expérience originale et audacieuse.

Appleseed - Just a Word
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L’écologie occupe une place importante dans la science-fiction moderne.
Prenons par exemple le récent Ministère du Futur de Kim Stanley Robinson ou, dans un autre registre, La Maison Haute de Jessie Greengrass. L’éco-anxiété, cette peur qui s’enracine à mesure que les effets du changement climatique se font de plus en plus visibles sur notre planète, provoque d’importants débats dans la littérature d’aujourd’hui.
Pas étonnant de voir donc arriver en France le roman de l’américain Matt Bell jusque là inconnu du public français. Accompagné d’une réputation particulièrement flatteuse et traduit par Marie Surgers pour le compte de l’Atalante, nous voici propulsé dans une histoire où mythes et réalité se tirent la bourre.

Dans Appleseed, trois lignes narratives vont venir guider le lecteur.
La première nous emmène aux côtés d’un certain Chapman et de son frère Nathanaël, deux planteurs de pommiers qui souhaitent préparer la venue des hommes en des territoires vierges et sauvages de ce qui s’avère vite être l’Amérique du Nord et, plus particulièrement, l’Ohio.
Petite particularité, Chapman n’est pas humain.
Avec ses cornes et ses sabots sans oublier une épaisse fourrure, il se cache du monde pour éviter que celui-ci ne se rende compte qu’un faune marche en son sein. Au fond, Chapman ne recherche qu’une chose, son Arbre et sa Pomme, ce fruit aux pouvoirs divins qui lui offrira l’Oubli.
Bien plus loin dans le futur, on découvre un autre faune, ou du moins un être qui y ressemble. Dans les glaces qui recouvrent la planète Terre, C-432 recherche désespérément des traces de vie dans le monde du Dessous, tentant de ramener à un étrange appareil appelé Tisseur assez de biomasse pour pouvoir reconstituer des espèces disparues… et lui-même si le besoin s’en fait sentir !
Enfin, pris dans les mâchoires du passé et de l’avenir, voici John, un vagabond de l’Ouest Américain devenu zone du Sacrifice quelques années après le séisme catastrophique qui a touché la Californie et qui a forcé le gouvernement des États-Unis à évacuer la moitié du pays pour revendre le tout à une mégacorporation appelée EarthTrust.
Ancien pilier de cette entreprise, John n’a plus confiance en Eury, la fondatrice, et tente d’effacer comme il peut la trace de l’homme dans ces contrées retournées à l’état sauvage. Seulement voilà, son passé le rattrape et l’avenir semble en danger quand il découvre qu’EarthTrust a un grand projet pour sauver la planète mais qu’il est loin de l’utopie qu’on lui avait promis.
Trois histoires, trois façons d’aborder l’influence de l’homme sur la Nature et, surtout, trois chemins pour emprunter demain.
Appleseed n’est pas un pur roman de science-fiction, du moins pas comme on l’entend de prime abord puisqu’il jongle parfois avec un côté fantasy et parfois avec un aspect éco-thriller assumé.
Pourtant, ne vous y trompez pas, le roman de Matt Bell reste entièrement tourné vers notre présent pour réfléchir sur le changement climatique et sur les racines du mal.

Le Mal occupe une place importante dans Appleseed. Qu’il soit surnaturel avec ces mystérieuses sorcières qui poursuivent Chapman ou qu’il soit complètement humain au cœur des Communautés Agricoles d’EarthTrust. Surtout, et c’est certainement le plus important, la notion de Mal reste subjective et Matt Bell explique comment on peut arriver à causer d’énormes peines et dégâts en voulant le meilleur.
Eury et John sont d’excellents exemples qui incarnent à merveille ce paradoxe : deux scientifiques qui rêvent de sauver la planète Terre de leur jeunesse par tous les moyens que leur offrent la science. Des nano-essaims aux super-vergers en passant par des espèces animales génétiquement modifiées pour s’adapter à leur nouvel environnement. Tout se déroule comme si ceux qui voulaient changer le monde pouvaient devenir des démiurges fous à tout instant… et cela avec les meilleures intentions à l’origine. Cette problématique se retrouvera dans l’œuvre de Chapman et Nathaniel qui participent sans le comprendre à la destruction de l’Ouest sauvage et à l’avènement d’une ère de malheurs pour la Nature. Ou encore avec C-433 qui recherche inlassablement assez de matières pour relancer une entreprise complètement folle d’une maîtresse immortelle qui a perdu pied avec le réel.
L’enfer est pavé de bonnes intentions et la résolution de la crise climatique encore davantage. Le fond du problème pour Matt Bell, c’est surtout que l’on confond la fin de l’humanité avec la fin du monde alors que ce dernier en a connu d’autres et que nous sommes, au pire, une note de bas de page pour lui. Est-il encore temps de sauver l’homme ou doit-on le laisser s’éteindre pour rejoindre les mythes et légendes d’antan ?
Voilà qui pose question quand on en vient au moyen pour le sauver, des moyens qui passent ici par un capitalisme complètement débridé qui vire progressivement à la dystopie complète dans laquelle le citoyen sert à produire et où tout ça rejoint l’autre côté du spectre politique dans un retour à la Terre forcé qu’un Pol Pot n’aurait certainement pas renié.
On comprend rapidement que les sacrifices pour sauver l’humanité vont mener à des horreurs terribles et qu’ils montrent simplement le pire de ce que l’humain a pu imaginer jusque là.
La fin justifie-t-elle les moyens pour l’écologie ?
Voilà une épineuse question pour le lecteur.

Ce qui démarque Matt Bell dans sa démarche n’est pourtant ni la réflexion qu’il déploie sur l’éco-terrorisme ou l’utilisation de la science/de l’argent pour sauver le monde mais une autre chose bien plus inattendue et déroutante. En utilisant des figures mythologiques et, notamment, celle du faune, l’Américain tente d’hybrider croyance et science en montrant que l’un est le continuum de l’autre et vice-versa.
En effet, Appleseed n’est autre qu’un mythe lui-même, un planteur de pommiers et bienfaiteur pour la race humaine. C’est la quête du savoir, de la ressource, de l’Avenir mais, aussi, de l’Oubli. Un retour primordial et une nostalgie d’un Jardin perdu depuis longtemps où la Nature et l’Homme n’étaient pas ennemis. À un certain moment de l’Histoire, on comprend que la frontière entre la modernité et la légende devient flou, que la science, à force d’hybridations et de modifications, peut accoucher de créatures complètement fantastiques et qu’un jour, ce qui apparaît comme impossible peut s’expliquer par la science.
Si l’Histoire est condamnée à se répéter, il semble qu’elle ne soit pas la seule. C’est ainsi que la couverture du roman elle-même prend tout son sens, avec cette obsession, par tous les moyens pour cueillir le fruit défendu, celui qui amène l’Homme à vouloir dompter la Nature, pour le meilleur et pour le pire et qui transforme l’être mythologique en un scientifique prêt à devenir un Dieu omnipotent à son tour.
L’audace fondamental de Matt Bell se niche là, dans cette visée littéraire qui pousse l’hybridation au bout de sa logique et qui montre à quel point le véritable apport de l’homme à la planète est celui du mythe et de la Croyance. Une foi qui peut tout faire, et c’est peut-être bien là le problème.
À moins d’oublier en croquant une Pomme… et de tout recommencer !

Sous ses dehors de roman d’éco-science-fiction, Appleseed brasse des thématiques actuelles mais aussi intemporelles où le mythe rencontre le progrès et où l’homme doit décider ce qu’il veut être pour une Planète qui vivra longtemps après lui. Une expérience originale et audacieuse.

Note : 8.5/10

Publié le 8 mars 2024

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