Steven Erikson revient sur l'écriture de Réjouissez-vous – Actusf

Interview
3 septembre 2019

A l'occasion de la parution le 23 mai dernier de Réjouissez-vous - Percé jusques au fond du cœur, aux éditions L'Atalante, Steven Erikson revient sur l'écriture de ce roman.

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Actusf : Réjouissez-vous - Percé jusques au fond du cœur est paru il a peu en France. Comment ce roman est-il né ?

Steven Erikson : Le roman a commencé comme une expérience de pensée, qui a débuté il y a environ dix ans. S'il y avait une genèse spécifique, cela débuterait avec ma lecture de romans de science-fiction de premier contact et de la frustration croissante que je ressentais en les lisant. Il me semblait que le point de contact principal était toujours le même : un astronaute ou un scientifique représenterait l'humanité lors du premier contact avec une civilisation extraterrestre. Ma conviction est qu’aucun d’eux n’est idéal; leur expertise n'est pas propice à un événement dépendant de la communication, d'un esprit ouvert et d'une certaine fluidité de la pensée. Les astronautes viennent souvent de l'armée et, en tant que tels, sont formés pour être redevables à l'autorité gouvernementale qui les a entraînés et suivront leurs instructions en conséquence. Les scientifiques sont enfermés dans une vision mécaniste de l'univers, ce qui me semble extrêmement restrictif; de plus, rien n’est exigé du scientifique comme compétences de communication autres qu’appliquées à son domaine de compétence. La science est liée par les conventions et les dogmes ne sont pas différents des autres professions. Enfin, dans les deux cas (scientifiques et astronautes), le secret est une approche endémique de l’information qui, en termes de fiction et de réalité, sert de moyen de contrôle. Dans un véritable événement de premier contact, la notion de contrôle humain est la première chose perdue.

Bien entendu, les romans traitant du premier contact explorent le thème d'un point de vue humain, ce qui complique toujours les choses. Mais je voyais un schéma qui semblait tomber dans les tropes attendues: soit les ET sont maléfiques (avides, intéressés à détruire / manger / asservir l’humanité), soit un élément militaire de l’humanité est prêt à tout gâcher, généralement par crainte, par paranoïa, par xénophobie ou par le besoin désespéré de conserver à la fois le pouvoir et l'autorité. Dans la fiction, c’est la source du drame, le coeur de l’intrigue.

La raison pour laquelle j’ai hésité si longtemps à écrire ce roman réside dans les nécessités de base de la fiction, comme indiqué dans le paragraphe précédent. Parce que je voulais éviter ces tropes. En fait, j’ai senti que ces tropes faisaient en eux-mêmes partie du problème : la liste des hypothèses des deux côtés (humain et extraterrestre) qui semblait ne pas être remise en question. Alors… comment écrire un roman presque sans intrigue, tout en le gardant captivant ?

En réfléchissant si longuement aux premiers contacts, je me suis rendu compte de plus en plus que de véritables problèmes n’étaient même pas abordés (ce que je ferai dans un instant). Je ne pense pas qu'un vrai premier contact soit une histoire : c'est un événement, et cet événement aura des conséquences, et ces conséquences sont ce qui m'a intéressé.

Pour revenir à mon premier paragraphe de cette réponse, ma première pensée en écrivant ce roman était d’éliminer (rendre non pertinents) les astronautes et les scientifiques. Et les politiciens aussi, d'ailleurs. Nous aimons tous penser que les dirigeants politiques auront les intérêts de l’humanité à cœur, mais c’est une notion naïve à mon sens. Ils ne le font pas. Ils ont leurs propres intérêts à cœur : en particulier, le pouvoir qu'ils exercent. Et ils feront tout ce qui est en leur pouvoir pour le garder. Le point auquel je veux en venir, je suppose, est qu’un véritable événement de premier contact dans le monde réel retirerait avant tout l’autorité de nos dirigeants politiques, car à ce moment-là, notre destin n’est plus entre leurs mains.

Alors, si ce ne sont pas des scientifiques et des astronautes, qui parmi nous est le plus apte à se faire remarquer au premier contact ? Je viens de l’anthropologie, mais choisir un anthropologue pour mon protagoniste me semblait trop égoïste, même si c’est à bien des égards un choix idéal. En outre, je voulais une alternative plus publique : quelqu'un avec un public existant, si vous voulez. Quand que je lis de la science-fiction, je ne me considère pas comme un écrivain de science-fiction. Je ne possède pas les connaissances techniques de base pour cela. Mais il m'est arrivé de penser qu’un écrivain de SF est une personne qui a consacré sa carrière (et sa vie) à penser autrement, à réfléchir à ce qui se passe. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé que le personnage principal du roman serait un écrivain de SF (une sorte de mélange d’Atwood et de LeGuin).

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