Le rétro-futur à L’Atalante

21 mars 2014

Le rétro-futur à L’Atalante, c’est Matthew Hughes.

À L’Atalante, on est tellement en avance sur les modes qu’il nous faut parfois attendre fort longtemps pour être rejoints. À moins bien sûr que ce soit notre obsolescence qui n’ait pas encore atteint le point où elle se métamorphose en une nouvelle mode, allez savoir… Quoi qu’il en soit, nous avons, il y a plusieurs années, misé sur un auteur « Rétro-Futur », un peu avant les Utopiales 2011 dont ce fut un sujet fort. Peut-être avons-nous été présomptueux : il n’est guère aisé de lancer une mode lorsqu’elle se limite à une seule personne ! Fallait qu’on l’aime beaucoup ce garçon ! Rien de physique, je vous rassure, nos relations sont restées extrêmement platoniques, les vertus certainement des communications exclusivement numériques. De plus, mon anglais parlé est rudimentaire et me fait saisir à chaque fois la frustration d’être limité par l’existence d’un médium entre moi et l’assemblée. Tenez, tout comme maintenant. Ce blog n’est-il autre chose qu’un médium dans lequel risque de s’échouer mon enthousiasme ? D’ailleurs, ça me fait penser à une nouvelle de Isaac Asimov,  « Les Mouches », écoutez donc :

« Les émotions ! Quel droit un individu quelconque avait-il d’étudier les émotions ? Les mots avaient été inventés pour dissimuler les émotions.C’est l’horreur de l’émotion à l’état brut qui avait fait du langage une des nécessités de base. »

Hélas, je ne dispose pas des moyens de ce scientifique pour interpréter et transmettre l’émotion pure. Tenez, maintenant que j’y pense, cette idée existe également dans Demain les chiens de Clifford D. Simak. N’est-ce pas Joe le Mutant qui offre à l’humanité le splendide cadeau d’être capable de comprendre son prochain, au-delà des mots ?

C’était bien sûr un cadeau empoisonné car seul ce nouveau talent pouvait permettre aux hommes de comprendre quel paradis de méthane est Jupiter, avec le bon corps, bien sûr… Mais je m’égare, et je m’aperçois que je n’ai toujours pas donné le nom de cet auteur « Rétro-Futur » : il s’agit bien sûr de Matthew Hughes dont l’économie d’écriture rappelle celle des deux Grands Anciens que je viens de citer. La science-fiction a en effet considérablement évolué depuis leur époque ; aujourd’hui on dirait qu’il est impossible d’écrire de la SF « sérieuse » sans être obligé de fournir des paragraphes de justification de la moindre transformation technique ou sociétale invoquée ! Nos Grands Anciens n’avaient pas ce problème, car ils avaient une arme secrète… Notre imagination. Quoi de plus fiable que l’imagination du lecteur pour donner chair à l’univers qu’un auteur vous décrit ? Laisser votre lecteur faire le boulot, génial, non ? Mais revenons-en à cet auteur dont l’écriture mordante et ironique est bien plus fréquemment rencontrée en polar qu’en SF, même si Jack Vance fut un grand représentant de cette écriture. Voici donc une brève biographie : Matthew Hughes est d’origine anglaise, installé depuis son plus jeune âge au Canada et il a pratiqué l’écriture pendant la plus grande partie de sa vie professionnelle. Comme journaliste et rédacteur professionnel.
 Le Démon de l’Écriture lui a fait commettre son premier roman en 1994, dans lequel il introduisait son univers dit de L’Archonat dans un roman intitulé « Fools Errant ». Un premier roman à l’âge de… 45 ans.

Je vous prie de croire que ce n’est pas commun ! Une minute de silence, s’il vous plaît, pour cette couverture mort-née, représentative hélas! de cette époque où les départements artistiques travaillaient sur des couvertures, peut-être, mais pas sur des livres ! Sachez pourtant que l’auteur y avait déjà dépeint une Vieille Terre encore éclairée par son tout aussi vieux soleil rouge et morcelée en une myriade de cultures toutes plus bizarres les unes que les autres. Peut-être la conséquence martelée depuis des éons que tout a déjà été tenté, tout a déjà été fait, et que rien de ce que vous pourriez entreprendre n’aura la moindre importance face à l’infinité du passé de l’espèce humaine. Depuis, les publications se sont enchaînées, l’auteur parvenant de mieux en mieux à adapter sa prose au format roi de notre époque, le roman.
 Il faut en effet reconnaître que l’écriture de Matthew Hughes est particulièrement accordée au format court des nouvelles. Heureusement, il a su éviter le piège du roman fait de nouvelles artificiellement liées entre elle, un défaut très anglo-saxon d’ailleurs. Ainsi nous lûmes, aimâmes et éditâmes son premier roman sorti directement en grand format chez TOR, une référence ! Messieurs, mesdames, je vous présente Le Brillion noir.

Le héros de ce roman, Luff Imbry, est un voleur de haut vol, raffiné, associé bien sûr avec un détective droit comme la justice. Ce roman d’enquête cache cependant un enjeu très important pour la Vieille Terre et dévoile le concept de Noösphère, ou comment accéder à l’inconscient collectif de l’humanité – attention, car c’est très dangereux. Quant au Brillion, apprenez qu’il s’agit d’un matériau incroyable, inconnu de nos jours puisqu’il est issu des déchets enfouis des civilisations des ères précédentes. Magnifique idée, non ? Mais voilà que je vous parle d’enjeux et d’intrigue sans vous fournir d’échantillons de l’écriture de Matthew Hughes ! Voici donc quelques phrases, traduites en français par Patrick Dusoulier. Histoire de juger sur pièces :

« Je n’ose imaginer qu’une contribution discrète puisse vous persuader de regarder un instant dans une autre direction, tandis que je m’engagerai accidentellement dans ce couloir ? »
 (Brillion noir, p. 10-11) « Derrière la draperie, les passagers de première classe se prélassaient avec insouciance, libérés de la préoccupation embarrassante de savoir que, tout près d’eux, leurs frères humains étaient entassés dans des sièges spécifiquement conçus pour recevoir des nains squelettiques. » 
(Brillion noir, p. 15) « Libre à vous de croire que la simplicité de vos opinions leur confère de l’élégance. Je ne vous rejoins pas sur ce point. »
 (Brillion noir, p. 64) « Vous venez à peine de découvrir les profondeurs de votre ignorance, et vous voilà pourtant prêt à en faire les fondations d’une immense tour d’assurance. »
 (Brillion noir, p. 206)

Et enfin, une devise digne de nos Shadoks :

« Les meilleurs problèmes sont ceux qu’on n’a pas besoin d’affronter. »
 (Brillion noir, p. 226)

Hélas ! notre édition ne trouva pas le chemin du public, nous décidâmes donc de changer de public. Mais ce dernier projet n’a pas encore abouti, pour des raisons de logistique. Nous avons donc essayé la stratégie de l’acharnement et publié un roman plus récent de Matthew, encore plus abouti et dans lequel apparaissait ce qui devait devenir son personnage fétiche, le discriminateur Henghis Hapthorn.
 Ce roman s’appelle Majestrum, et c’est un beau titre.

Dans ce nouveau roman, Matthew Hughes introduit une nouvelle grande idée, qui lui fournira du carburant jusqu’à la fin de sa carrière. Voyez-vous, toutes ces histoires de magie ont un fondement, l’Univers tout entier balance régulièrement entre ère de rationalité et ère de magie. Dans Majestrum, l’auteur met en scène le Sherlock Holmes (Henghis Hapthorn) de l’époque, confronté dans sa chair même aux prémices de l’arrivée prochaine de la magie.
 Non seulement son intégrateur (équivalent d’une IA) s’est métamorphosé en un familier typique de sorcier amateur de fruits exotiques, mais sa partie intuitive en a profité pour s’émanciper quelque part au fond de son crâne !
 Une situation personnelle qui résonne avec la lutte à mort entre des sorciers de l’ère précédente, mais leur heure n’est-elle pas revenue ?

À nouveau, je vous propose quelques extraits :

« C’était plutôt un de ces trous perdus qui, tout au long de l’histoire de la diaspora humaine, avaient attiré des groupes éprouvant quelques difficultés à concilier leurs croyances et leurs principes avec les attitudes plus tolérantes des grands mondes principaux. Pour certaines philosophies, la tolérance était tout simplement intolérable, et le seul recours pour leurs adeptes était de se retirer dans un coin peu fréquenté de l’univers, à moins qu’ils ne préfèrent se lancer dans une guerre suicidaire contre des voisins joyeusement païens et largement supérieurs en nombre. »
 (Majestrum, p. 62)

Et un auto-portrait rempli d’humilité de Henghis Hapthorn …

« En vérité, je n’avais pas d’amis et fort peu de collègues. Lorsqu’on est unique dans l’art de la discrimination, il faut s’attendre à un certain degré de solitude dans d’autres domaines de l’existence. Une vie passée à avoir toujours raison a tendance à atténuer votre charme en société, surtout parmi ceux qui préfèrent conserver la bulle de leurs diverses illusions à bonne distance d’une intelligence pénétrante et acérée. » 
(Majestrum, p. 127-128)

Après tout ça, une petite remarque s’impose, rares sont les romans capables d’atteindre tous les publics. Les œuvres de Matthew Hughes ne font pas exception, j’irai même jusqu’à dire que Matthew Hughes ne s’adresse pas à tous les lecteurs. 
Ses victimes se rencontrent essentiellement parmi ceux qui apprécient l’humour anglais, l’absurde et qui n’ont rien contre le minimum de gymnastique intellectuelle nécessaire pour apprécier le relativisme culturel fondateur de l’univers de Matthew Hughes. À côté des bancs d’écrivains en formation serrée navigue un petit poisson bien solitaire qui contribue puissamment à l’originalité du genre. 
Matthew Hughes a obtenu la reconnaissance de ses pairs, ne manque plus que la vôtre !

Alain Kattnig - Fan