De l’incertitude du genre chez John Scalzi

3 juin 2016

Depuis ses premiers écrits, John Scalzi semble cultiver une certaine ambiguïté au niveau des thèmes abordés et de leur traitement. Ainsi, la série du Vieil Homme et la Guerre, heinleinienne en diable, se révèle au fil des pages beaucoup moins belliciste qu’elle n’en a l’air au premier abord. Ce goût de l’équivoque, il l’intègre naturellement dans son écriture en s’adonnant à des jeux littéraires qui, loin d’être anecdotiques, viennent étayer son discours. Dès Les Brigades fantômes, il surprend ses lecteurs en ne dévoilant qu’après une vingtaine de pages la nature extraterrestre du personnage présenté jusqu’alors comme principal. Le procédé est courant en science-fiction (souvenons-nous des toutes dernières lignes de La Planète des singes de Pierre Boulle) mais reste imparable quand il s’agit de susciter l’empathie et d’abattre les préjugés, ou, ici, de provoquer un sourire.

De la même façon, Scalzi s’amuse plus souvent qu’à son tour avec le genre de ses personnages. Dans The Android’s Dream (inédit en français à ce jour), rien ne permet de savoir de quel sexe est Sam Berlant, un ou une informaticien(ne). Tout ce qu’on sait, c’est que Sam est en couple avec un homme prénommé Archie. Outre le défi littéraire qu’implique cette indétermination, il s’agit là pour Scalzi de donner corps à son combat pour le droit à la différence en matière d’orientation sexuelle. En l’occurrence, c’est au lecteur qu’il appartient de décider si Sam est hétérosexuelle, homosexuel ou intersexe… (L’amateur de SF, forcément (?) un peu geek dans l’âme, notera d’ailleurs avec un pincement de satisfaction émue que l’Oulipo désignera ce procédé sous le nom de « contrainte de Turing ».)

Bien entendu, toute la difficulté est de réaliser ce tour de force sans que cela nuise à l’intrigue ni à la lisibilité du texte. Sans doute rassuré par l’absence de réaction de ses lecteurs, Scalzi pousse le jeu encore plus loin dans Les Enfermés. Cette fois, c’est le personnage principal et narrateur du roman qui est concerné. 

Les implications du point de vue de l’écriture sont nombreuses. Il devient impossible d’utiliser des pronoms pour représenter le héros ou l’héroïne. Exit le « he » ou « she » anglais. Seul sera employé le prénom, forcément mixte, de Chris. Par ailleurs, il s’agira de veiller à ne laisser percer aucun indice dans ses relations avec son entourage. Ainsi, son orientation sexuelle reste inconnue du lecteur. Enfin, on imagine sans peine quelle difficulté l’auteur aura à décrire physiquement son personnage ! En revanche, sa façon de se conduire en société n’est en rien affectée. Que Chris soit un homme ou une femme ne saurait rien changer à ses talents d’agent du FBI ni à son bagout si caractéristique de la prose de son auteur !

Sur le plan de la traduction en français, les contraintes sont peut-être encore plus nombreuses. Sur toute la longueur du roman, il faudra veiller à ne jamais se retrouver en situation d’accorder en genre un adjectif ou un participe passé. On emploiera donc exclusivement des noms et des adjectifs épicènes, aptes à désigner les deux sexes : à aucun moment on ne présentera Chris Shane comme étant le ou la collègue (ni partenaire, encore moins collaborateur/trice) de Vann Trinh. On parlera plutôt de son « bras droit ». Chris n’est pas le « fils » ou la « fille » de son père, mais son « enfant » ou, plus jeune, son « petit ange ». De même, on bannira, dans les passages au passé composé, les verbes se conjuguant avec l’auxiliaire être. Chris n’est pas « tombé(e) », mais a « fait la culbute ». Enfin, on fera attention à ne rien présupposer de ses rapports avec ses connaissances. Ainsi, le sexe de son ou sa petit(e) ami(e) de fac n’étant pas non plus précisé, on parlera de son « amour ». Là encore, libre à Chris d’avoir la vie sexuelle qui lui convient.

Mais pourquoi diable se donner tant de mal ? Ne pourrait-on pas voir là qu’une simple coquetterie de la part de l’auteur ?

Comme on l’a vu, les motivations de Scalzi sont, au-delà du ludique, clairement politiques. Très sensible à tous les combats féministes, il veille dans ses romans à respecter une certaine parité entre les personnages des deux sexes. C’est particulièrement manifeste dans Humanité divisée. Rien ne justifierait en effet dans cet univers futuriste que les femmes soient encore sous-représentées aux postes clés de la société. (À l’inverse, si l’état-major de l’Intrépide dans Redshirts est exclusivement masculin, c’est justement pour souligner la médiocrité de la série télévisée dans laquelle il officie !)

Il s’agit aussi parfois de bousculer un peu les consciences. Que l’on s’imagine, en lisant Deus in machina, que le personnage ayant pour unique fonction de soulager la libido de l’équipage du vaisseau soit une femme (alors que, là encore, rien dans le texte ne l’indique) en dit long sur nos propres préjugés…

Mais c’est avant tout la logique qui dicte à l’auteur le choix de cette indifférenciation. Dans le monde décrit dans Les Enfermés, une part importante de la population est victime d’une forme de « locked-in syndrome ». Privés du contrôle de leurs muscles, les malades sont prisonniers de leur propre corps. Heureusement, grâce aux progrès de la science, ils ont la possibilité de transférer leur conscience dans un organisme artificiel ou dans un espace virtuel de type « Second Life ». Dans les deux cas, ils sont libres d’afficher ou de dissimuler leur genre. Dans ces conditions, pourquoi une femme serait-elle traitée différemment d’un homme ? Au nom de quoi n’aurait-elle pas les mêmes droits ? Comment imaginer qu’elle reçoive un salaire inférieur pour un travail égal ? Ces disparités, déjà insupportables dans notre monde, deviennent tout bonnement absurdes dans ce futur proche où l’égalité entre les sexes se trouve de facto acquise. Celle entre les « races » aussi, du reste. Évidemment, les instincts discriminatoires de l’humanité trouvent très vite d’autres débouchés, notamment à l’encontre des handicapés. C’est l’un des thèmes du livre.

Par ailleurs, il se trouve que Chris Shane est né(e) malade. Il ou elle n’a jamais contrôlé d’autre organisme que son androïde ou son avatar virtuel. Il est donc cohérent que son rapport à son sexe s’en trouve altéré. Que Chris ait vu le jour avec des organes sexuels masculins ou féminins n’a pu avoir que très peu d’influence sur l’évolution de sa psyché, dans la mesure où ses parents lui ont manifestement offert une éducation libre de tout préjugé. Dès lors, le choix de l’auteur de ne pas décider de son genre semble couler de source.

Tout cela étant dit, est-ce si essentiel ? L’écrasante majorité de lecteurs (à en croire l’échantillon de chroniques relevé sur la page consacrée au roman sur le site de L’Atalante) à ne pas avoir relevé cette ambiguïté en tournant la dernière page des Enfermés sont-ils passés à côté du texte ? Certainement pas ! John Scalzi est le premier à souligner qu’il n’y accorde pas une importance capitale. Libre à ceux qui s’intéressent à ces questions d’y réfléchir. Les autres n’en éprouveront, espérons-le, pas moins de plaisir de lecture…

Mikael Cabon

Sources :

http://whatever.scalzi.com/2007/04/18/what-sex-is-sam-berlant/

http://whatever.scalzi.com/2014/04/11/women-characters-in-the-human-division/

http://www.tor.com/2014/09/22/lock-in-john-scalzi-chris-shane-gender/

http://whatever.scalzi.com/2014/09/22/in-which-tor-com-reveals-a-thing-i-did-with-lock-in-lock-in-spoiler-thread/#comment-761615

http://oulipo.net/fr/contraintes/contrainte-de-turing

http://www.l-atalante.com/catalogue/la_dentelle_du_cygne/les_enfermes/48/902/john_scalzi/revue.html