Dans La reine sirène, l’autrice ancre son histoire dans les alentours des années 30, quand le cinéma hollywoodien devient parlant. Elle nous propose de plonger au cœur de ce monde bâti d’espoirs de réussite, de rêves brisés, de stars éphémères ou durables et de faux-semblants. Mais elle y a versé en plus du réalisme magique qui donne une toute autre dimension à son histoire comme à son univers. Sans nous laisser tout comprendre, jouant de zones de flou, de notions plus ou moins mystérieuses et d’imaginaire qui investissent les ombres, Nghi Vo propose une version alternative de notre monde, où les stars/étoiles brillent réellement quand elles s’élèvent au firmament, où les gens de pouvoir perdent réellement de leur humanité et où les fantômes passent rendre visite aux vivants. Accolées à l’univers du cinéma, ces idées ont une dimension toute particulière. Rien n’est tout à fait ce qu’il semble être, tout semble pouvoir s’acheter/se troquer, quitte à y laisser une part de nous. Nghi Vo nous offre la parfaite métaphore d’un monde qui dévore les âmes qui rêvent et qui produit de l’illusion. Elle utilise parfaitement l’imaginaire pour en dénoncer les travers tout autant que pour y pointer du doigt sa beauté fascinante. Mais c’est à vous, en tant que lectorat, de vous laisser porter, d’accepter de ne pas toujours comprendre. Car aucune clé n’est donnée, tout y est amené comme acquis. À vous de lire parfois entre les lignes ou d’imaginer ce qui se passe. C’est donc parfois déroutant, mais c’est aussi ce mystère qui fascine.
"De la même façon que nous savions contourner largement les ivrognes dans la rue et voir dans les chats écaille de tortue ceux qui portaient le plus bonheur, nous comprenions que l’immortalité était l’apanage des hommes. Ils vivaient pour l’éternité dans leur chair, dans leurs statues, dans les mots qu’ils gardaient jalousement et les pays qu’ils ne laisseraient personne d’autre revendiquer. L’immortalité des femmes était plus dérobée, aléatoire, confinée aux notes de bas de page, au titre de muses ou d’assistantes muettes."
Si l’univers m’a fasciné, ce n’est rien en comparaison de son personnage principal. L’héroïne de cette histoire aspire à la réussite dans un monde décidément dangereux, et peut-être encore plus pour elle qui n’entre pas dans les cases conventionnelles et acceptées et dont les parents sont chinois. Elle aspire à la gloire, prête à donner beaucoup pour son ambition, mais aussi à la liberté et notamment celle de dicter son destin seule. Elle est une femme qui refuse qu’un homme prenne totalement le contrôle de son existence dans un monde dominé par ces derniers. Elle a la courage et le culot nécessaire pour imposer quelques règles du jeu mais aussi les faiblesses de son existence humaine. Ce n’est que l’acceptation pleine et entière d’une certaine monstruosité qui pourra l’émanciper. Il est étrange d’avoir lu cette histoire après Chlorine de Jade Song qui, dans un registre totalement différent, parle aussi de libération dans la métamorphose en sirène. Les deux récits ont un écho féministe et queer puissant, dans deux réalités que beaucoup de choses opposent mais que certains éléments rapprochent. Le patriarcat en tête. Il est pourtant difficile d’aimer vraiment cette héroïne, qui ne se laisse d’ailleurs pas vraiment approcher par nous. Mais l’admirer est tout à fait cohérent. Et elle illustre formidablement bien la réflexion autour de ce qui caractérise véritablement un monstre. Et à quel point, il est si évident d’en aimer certains.
En bref, La reine sirène est un roman déroutant qui propose une forme d’univers alternatif où le réalisme magique s’insère naturellement au monde sans qu’on en saisisse vraiment les clés. Mais c’est aussi un récit féministe fascinant, porté par une héroïne dont l’histoire d’émancipation est formidablement écrite par une autrice qui maîtrise les lectures à plusieurs niveaux d’interprétation et réussit à utiliser l’imaginaire comme un projecteur sur le monde. On ne saisit pas tout, si ce n’est l’essentiel : les monstres ne sont pas ceux qu’on croit. Et certains monstres ont plus que le droit d’exister, là où d’autres devraient penser à s’effacer.