Danse avec les Lutins est une œuvre foisonnante et intelligente, tant par les multiples références évoquées au fil des pages (...) que par la subtilité avec laquelle l’autrice approche des thématiques très sombres et très contemporaines.

Danse avec les lutins - Les notes d'Anouchka
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Danse avec les Lutins est un roman de fantasy écrit par Catherine Dufour et publié aux éditions l’Atalante. Tout d’abord un mot pour vous conseiller de ne pas lire la 4ème de couverture, j’ai choisi de citer ci-dessus le début du tout premier chapitre tant elle divulgâche des éléments clefs de l’intrigue.

Je vous ai déjà dit combien j’apprécie l’autrice française Catherine Dufour ? Non et il faut réparer ça car, du Goût de l’Immortalité à Entends la Nuit en passant par son excellent recueil l’Accroissement Mathématique du Plaisir, chacune de ses œuvres a été une claque. Dans un sens différent chaque fois et systématiquement d’une façon qu’on ne voit pas venir ; car si l’autrice joue avec les genres littéraires et leurs codes, c’est pour mieux se les approprier et y injecter une bonne dose de franc parler ainsi qu’une touche d’humour teintée de réalisme et parfois de tristesse. Et ici, elle joue des codes et attentes du lecteur avec brio jusqu’au tout dernier chapitre. Parce qu’un livre avec des fées, des elfes et des noms rigolos (je vous présente Lapin-Perdu, Quetsche – en rappelant que dans mes vertes contrées du Grand Nord-Est, traiter quelqu’un de quetsche n’est pas un compliment -, Chaussied, Salamigon, Plumquette, Aidredon et Polyaramide, entre autres), c’est pour les enfants, hein ?

Dans l’univers de Danse avec les Lutins, Dieu, ses anges, ses démons ainsi que les peuples féeriques ont déserté la Terre. Mais pas totalement. Et ceux qui restaient ont eu tôt fait de se reproduire et parfois se métisser. Les ograins, mélanges plutôt hasardeux entre ogres et nains, n’ont pas tardé à faire preuve de velléités d’expansion et d’appropriation territoriale, portant au passage sérieusement préjudice aux autres peuples féeriques (dryades, ondines, clochettes, elfes, lutins et autres korrigans aux cultures riches et intéressantes – sauf pour les elfes). Au point où ils ne sont plus vraiment considérés comme faisant partie de la féerie, si l’on peut dire les choses ainsi. Ça vous rappellerait pas quelque chose, au hasard, un animal qui, par appât du gain, détruit son écosystème et celui d’autres espèces au point où il ne semble même plus faire partie du règne animal ? Oui ? Non ? Cherchez bien. Ça va vous revenir.

-Nous aussi, on s’est mis à parler comsi… comsi les ograins n’étaient pas des f’ries comme les autres. Hé ? T’as rmrqué ?

En une poignée de chapitres, l’autrice nous dépeint donc un univers plein de noms très évocateurs (et amusants) mais empli de cruauté et d’injustice, et nous dresse un portrait clair de la situation présente de la ville de Scrougne grâce au récit de quelques événements clefs s’étant déroulés au fil des siècles (on aura l’occasion de constater ici d’ailleurs que l’Histoire est écrite par les vainqueurs). Et ladite situation est pour le moins explosive : pollution de l’environnement, racisme, inégalités et injustices diverses font la loi.

Le lecteur va essentiellement suivre Pétrol’Kiwi et Pimprenouche, deux fées des bois immortelles aux tempéraments et points de vue divergents qui s’aperçoivent que là, les choses vont trop loin, et qu’il faudrait quand même peut-être commencer à se mêler des affaires du monde.

Je vous préviens, Danse avec les Lutins est une oeuvre foisonnante et intelligente, tant par les multiples références évoquées au fil des pages (de Terry Pratchett à La Bible en passant par Le Seigneur des Anneaux, et j’en ai sans doute manqué) que par la subtilité avec laquelle l’autrice approche des thématiques très sombres et très contemporaines.

-Champignons déjà lavés, sachets d’aspyliprane gazotée prête à l’emploi, pâte de piume enrichie en fibres, fraises sans pépins agaçants, le tout livré à domicile : le lutin de livraison, c’est la libération de la ménagère, pas moins. De la ménagère riche, mais quand même. (…)

-Laquelle ménagère riche ferait mieux de scier ses chaînes au lieu de les refiler à d’autres.

Ici, pas de leçon de morale mais l’évocation d’une réalité nue, complexe, aux facettes multiples. D’une réalité où chacun essaie de faire ce qu’il peut avec les moyens du bord. Où des personnes très bien ne regardent pas en face les malheurs d’autrui et ne décident de s’impliquer que quand ça commence à chauffer sérieusement pour leur matricule. Où des parents plein d’amour font tout ce qu’ils peuvent pour que leurs enfants métissés s’en sortent un peu mieux qu’eux. Où l’amour ne suffit pas toujours. Où des individus voudraient aider, mais ne savent pas trop comment, et se retrouvent pris dans la machine à broyer qu’est la guerre.

Mais ça parle aussi écologie, résilience, deuil. Ça parle de la musique qui rassemble. Du bien vivre ensemble quand on laisse les gens coexister tranquillement. Des petits boulots non qualifiés. De la difficulté à vivre en cohérence avec ses principes. De la construction de l’identité si difficile à l’adolescence, surtout quand on n’appartient réellement à aucun monde. De la vacuité de la vie que mènent certains. De la quête de sens. Des mécanismes de la haine, aussi, du cynisme auquel pousse l’argent et le pouvoir et de ceux qui sont les éternels gagnants ou les éternels perdants des conflits armés. Parce que bon, hein, vendre des armes à des gens et se créer des ennemis volontairement ? Personne ne ferait ça, voyons voyons.

-S’il y a du pognon, je prends. J’engage, j’enrôle, je shangaï. Les migrants, les locaux et même les dunes. Vu le climat du Fondhan, une fois formés, je n’aurai aucun mal à convaincre mes gars d’aller s’expanser ailleurs. (…) En fait, je me charge carrément de leur faire ici une vie qui leur donnera envie de crever au loin. C’est ça, une nation conquérante. (…)

Dans ce livre qui met en scène une galerie de personnages hauts en couleur et attachants, tout le monde n’est pas tout rose mais, s’il y a des vilains plutôt bêtes et méchants (du genre qui s’épanouissent en marchant sur autrui, littéralement), le monde est surtout peuplé de gens pas foncièrement mauvais avec leurs peurs, leurs faiblesses, leurs défauts.

Ici, on rit et on pleure. Il y a des passages qui m’ont arraché le cœur, mais pour autant l’autrice ne donne jamais dans le misérabilisme, au contraire, et l’émotion vient naturellement, via la description crue, parfois un peu distanciée voire humoristique des faits. Et j’ai l’impression que Catherine Dufour a mis dans cette oeuvre énormément d’elle-même, de son expérience et de son regard sur la vie.

Il a bien compris qu’avec mon histoire de mines je lui jouais du pipeau, mais comme c’est au prix de la symphonie en quatre mouvements, il se laissera maltraiter l’oreille. (…) N’empêche que bâtir un empire dans un bac à sable avec une bande de traîne-lattes, ça va prendre des années et coûter une province. Mais bah ! Puisque les actionnaires sont d’accord, qui suis-je pour avoir une opinion ?

Pour moi, Danse avec les Lutins est en quelque sorte un livre-monde tant il ratisse large pour offrir un condensé de réflexions subtiles, tristes et drôles, le tout au service d’une intrigue prenante. Car je ne me suis pas ennuyée une seule seconde durant ma lecture et j’ai dévoré ce livre avec un plaisir renouvelé, de la première à la dernière page. Le rythme est bien maîtrisé, l’écriture délicieuse voire truculente et quand on le commence, on a envie de savoir la suite !

Ma conclusion :

– Un livre intelligent, qui aborde tout un tas de sujets très contemporains avec humour et subtilité
– Un univers fascinant à découvrir, peuplé de différentes espèces féeriques aux mœurs et cultures riches
– Un livre drôle et triste, servi par la plume toujours aussi efficace de Catherine Dufour

Les notes d'Anouchka

Published at February 5, 2020