Rencontre avec Nathalie Mège, traductrice de Celle qui a tous les dons

23 octobre 2014

« Traduire, c’est lire, s’imprégner, puis (ré)écrire. »

Celle qui a tous les dons est un roman très attendu. Qu’en avez-vous pensé personnellement ?

J’ai lu et applaudi un texte d’une grande beauté mais aussi d’une grande efficacité – à la fois récit humaniste et mécanique implacable où chaque personnage plongé dans le chaos est obligé d’agir comme il le fait. Donnant moi-même dans l’écriture de fiction ces temps-ci, je sais l’énorme travail de construction que ce genre de trame narrative exige et la difficulté qu’il y a à ne pas verser dans l’artifice quand on l’emploie. Carey y réussit brillamment.

Le roman touche à des thèmes parfois durs, ce n’est pas le genre de lecture qui laisse indifférent. Cela a-t-il influencé votre façon de travailler ? Comment avez-vous abordé la traduction ?

Traduire, c’est lire, s’imprégner, puis (ré)écrire. Dès la première lecture, des questions se posent et des choix généraux commencent à s’opérer inconsciemment, entre autres sur le niveau de langue et le mode d’expression, mais l’enjeu est avant tout d’adhérer au récit et au travail qu’il implique. Buter sur le texte est en général un mauvais présage et mieux vaut refuser une proposition de traduction dans un cas pareil – c’est d’ailleurs ce qui m’a valu d’hériter du contrat, le confrère à qui le titre avait été proposé ne se voyant pas s’attaquer à des dissections d’enfants vivants. Pour ma part, je n’ai aucun problème avec les charcutages, car j’ai beau être amatrice de poésie, je suis aussi fan de Dr. Laura, un reality show de médecine légale !

La première lecture sert aussi, évidemment, à circonscrire l’ambiance que l’on tentera de rendre ; dans le Carey, je me souviens avoir noté au passage que malgré le ressort principal de l’intrigue, on se trouve plus dans un récit post-apocalyptique tendance La Route, moralisme religieux en moins, que dans un roman horrifique. Jamais le terme « zombie » n’est employé, d’ailleurs, l’auteur ayant créé un sobriquet pour les êtres humains contaminés par le fléau qui frappe l’Angleterre et la Terre - les « affams » (hungries en anglais)… Mais enfin, pour qui consommerait surtout ses morts-vivants en séries télé, disons qu’on est à mi-chemin de la superbe série britannique In the Flesh, pour la profondeur et la subtilité, et de The Walking Dead, pour l’aspect « aventures survivalistes », sachant que le ton évoque largement plus celui de la première.

Si j’en reviens à votre question, paradoxalement, ce qui est vraiment dur dans ce roman hors normes - et qui le met pour moi au niveau d’un Battle Royale (le livre) ou d’un Dexter (la série) -, c’est sa façon d’évoquer les dilemmes moraux ou existentiels qui traversent tout être humain au fil de sa croissance, et cela sans jamais faire usage de pathos… Le récit n’en est que plus poignant. On a vraiment le cœur serré pour Melanie et pour les quatre autres personnages. L’une des grandes réussites de Carey est que, loin de nous faire bailler avec du psychologique, il cache ces questions sous une trame d’action, relevée au pire moment par un soupçon d’humour noir. Or le vrai problème ici n’est PAS l’apocalypse zombie, mais comment les humains réagissent ou ont réagi devant elle.

Traduire, c’est lire, dites-vous, mais c’est aussi réécrire. Le traducteur tient un peu de l’écrivain caméléon. Quelle a été votre approche pour rendre la plume de Carey ?

Je pars du principe qu’il faut avant tout se vider de soi pour se remplir du texte, si l’on veut trouver des solutions spécifiques. Car chaque roman réussi possède son propre univers, son propre ton… Dans Celle qui a tous les dons, il se module autour de cinq voix intérieures ou dialoguées (deux femmes, deux hommes, une enfant), cinq points de vue forts et distincts qui devaient chacun sonner juste. Et quand le récit, comme ici, se déroule sur notre bonne vieille Terre, visualiser les lieux et leur atmosphère est important : là, j’avoue que Google Earth reste irremplaçable pour visiter la campagne anglaise sans quitter son fauteuil... Cela dit, la vue n’est pas tout, et je me fais toujours un devoir d’écouter les morceaux de musique cités ou évoqués par l’auteur, de goûter les bonnes recettes s’il y en a… Étant donné le contexte dans lequel il se déroule, Celle qui a tous les dons ne contient que quelques joies gustatives, et pour cause, mais j’en ai tenté une (rires) !

En tout cas, comme pas mal de mes confrères, tant que je n’en suis pas passée par cette phase d’imprégnation qui laisse la part belle à l’intuition, je peine à recréer une VF, à faire des choix de structures de phrases ou de formulations comme un auteur, comme ce que je sens être l’auteur… Cela dit, il existe bien sûr quelques choix réfléchis, conscients : par exemple, ici, j’ai souvent privilégié l’emploi de termes de moins de trois syllabes afin de maintenir la tension narrative.

Celle qui a tous les dons sort le 23 octobre. Vous avez travaillé en étroite relation avec l’équipe éditoriale. Alors ?

C’était ma première collaboration avec Mireille Rivalland, ce fut pour moi un vrai plaisir ! Le traducteur a souvent le nez dans le guidon. Le rôle et le regard de l’éditeur sont déterminants, au moment du « calage » initial puis au stade des premières corrections et des corrections d’épreuves - qui, dans le meilleur des cas, ne seront pas éprouvantes. Le tout est que chacun travaille dans l’intérêt du texte en faisant preuve d’esprit d’équipe.

Ici, j’ai eu la chance d’avoir comme interlocuteurs une éditrice et un correcteur (Nicolas Giacometti) d’une grande finesse, avec qui j’ai connu le plaisir de ces allers-retours où l’on jongle en bonne intelligence. Au point parfois, de nous poser des questions qui ne tortureront presque que nous… Par exemple, étant donné le sous-texte « valeurs féminines » du roman, nous avons soupesé l’opportunité d’employer « auteure » avec un e, ou celle d’orthographier différemment tel ou tel terme en fonction du point de vue dans lequel il se trouve, puisque sa première occurrence survient dans celui d’une jeune enfant – l’extraordinaire Melanie, pivot de l’intrigue…

Maintenant que le livre nous échappe, au lecteur français de dire si nous avons trouvé les bonnes solutions. J’espère que c’est le cas et que le roman connaîtra le même succès mérité ici qu’outre-Manche et outre-Atlantique. En tout cas, au moment de taper la dernière phrase de la traduction, une coda m’est venue sans crier gare, comme une évidence, vu l’avidité du monde dans lequel on vit. J’en ai conclu que l’imprégnation avait dû fonctionner, au moins en partie. Je vous la livre ici : l’affam est l’avenir de l’homme.

Propos recueillis par les éditions L'Atalante