Présentation du roman "Les Beaux et les Élus" par Xavier Mauméjean

18 juin 2024

En 2021, Gatsby le Magnifique, roman de Francis Scott Fitzgerald, est tombé dans le domaine public. Étrange ironie pour ce récit de caste qui évoque l’inaccessible Olympe américain, où chacun se doit d’être beau, riche, élégant. Avoir fréquenté Harvard, Yale ou Princeton vaut pour titre en se passant de diplôme, et l’on s’interpelle d’un « vieux frère » jeté négligemment. Dilettantisme et futilité tiennent lieu d’éthique, jeunes hommes et femmes travaillent leur diction pour ne rien dire. Ou dire le rien, puisque l’ultime souci existentiel consiste à savoir ce que l’on va faire par un après-midi d’été 1922.
Histoire d’immortels, donc, mais d’une immortalité à taille et faiblesses humaines. Celle de la « génération perdue » coincée entre la Grande Guerre et la Dépression, sans volonté parce qu’inquiète, qui ne désire rien puisqu’elle a tout. « Tout est fini », confiait Fitzgerald à Gertrude Stein.
Rien ne s’achève pourtant quand l’histoire a valeur de mythe qui, on le sait, doit sans cesse être repris et redit. Avec Les Beaux et les Élus, Nghi Vo réinterprète Gatsby, propose une variation comme on le dirait en musique ; ce faisant elle y remplace le narrateur originel, Nick Carraway, par Jordan Baker, déjà présente dans le roman de Fitzgerald, championne de golf. Peut-être un double fictionnel de l’autrice, assurément un personnage de papier animé comme il s’en trouve dans cette version magique de l’histoire.
Car dans cette relecture imaginaire, le train numéro 21 relie Manhattan aux enfers, on boit gin-fizz et liqueur démoniaque, les politiciens promulguent une loi contre tout ce qui est étrange puisqu’étranger, et de jeunes filles louent leur corps pour dix minutes ou une journée, l’enveloppe charnelle est une livrée que l’on peut posséder, la métaphore valant pour sens littéral. Les nantis évoluent dans le merveilleux, Nghi Vo est fidèle à Fitzgerald. Après tout, il évoquait souvent les fantômes, et dans La Fêlure cette « vraie noirceur de l’âme où il est toujours trois heures du matin ». Et puis, comme l’a dit l’éminent ‘pataphysicien Roger Grenier, Gatsby est l’histoire d’un « jeune homme pauvre parti à la conquête d’une riche princesse ».
Lieutenant multi-décoré durant la Grande Guerre mais désargenté, Jay Gatsby vend son âme pour devenir riche. Façonné par l’entrepreneur Meyer Wolfsheim, il acquiert rapidement une immense fortune. Toutes les rumeurs courent à son sujet : il aurait été espion des Américains ou des Allemands, voire serait un prince En réalité il est un homme « qui s’appelle Gatsby, rien de plus ». En fait moins, puisque son véritable nom est Gatz. Toujours solitaire, y compris au milieu des splendides fêtes qu’il donne, Gatsby est entouré mais seul. Impressionné par le luxe et les ors de ce qui lui appartient, Gatsby commet une impardonnable faute de goût. L’argent n’impressionne que les démunis et n’a aucune importance lorsqu’on n’en manque pas. Dans Tendre est la nuit, Fitzgerald déclarait : « Quand on sort les gens de leur milieu, cela leur tourne la tête, quelle que soit l’épate qu’ils affichent ».
Le monde de l’élite lui est ainsi inaccessible. Nghi Vo associe alors avec talent deux types d’exclusion. Celle de Gatsby, que Fitzgerald tenait pour son frère imaginaire, faux riche mais vrai parvenu qui n’arrivera nulle part, et celle de Jordan, orpheline et étrangère, sauvée par une colonialiste fortunée, bête curieuse aux traits exotiques qui évolue « dans une sorte de zone indistincte entre l’acceptable et l’intolérable, qui penchait parfois d’un côté, parfois davantage de l’autre ». Une mascotte qui imite les manières sans les avoir acquises par hérédité. Celle qui, à Chinatown, se sent moins spéciale et donc hait le quartier. Jordan explique ainsi à Gatsby : « Ils ne veulent de vous pas plus qu’ils ne veulent de moi ».
Mais Gatsby ne souhaite rien d’autre qu’être aimé de Daisy, une Fay de Louisville, authentique exemple de la golden girl chère à Fitzgerald, dont la plus parfaite incarnation était son épouse Zelda à qui Gatsby est dédicacé. Jay Gatsby est magnifique parce qu’il aime Daisy en secret. Mais elle préfère rester avec son si conventionnel époux Tom, car sous la protection de l’argent rien n’a vraiment d’importance. On peut détruire des vies et partir en voyage, le temps que d’autres nettoient.
Le jour où Gatsby sait qu’il n’aura jamais Daisy, tout s’écroule. Le magnifique palais sorti de terre est remplacé par un lotissement surgi du sol, les sortilèges du capitalisme triomphant l’emportent sur la magie, blanche comme des vêtements de sport. Jordan s’en va à Shangaï pour apprendre avec Khai l’art ancestral du papier découpé, occasion de renouer avec son identité véritable. Avec Les Beaux et les Élus, Nghi Vo nous offre une histoire d’amour, avec amour mais sans histoire. Un récit envoûtant, servi par un remarquable style qui offre des joyaux tels « Je pliai son coeur en quatre et le glissai dans mon sac à main ». Un bijou à ranger près d’Un diamant gros comme le Ritz, nul doute que Scott Fitzgerald aurait apprécié.

Xavier Mauméjean