Les secrets d'écriture de Sandrine Alexie

Interview
28 juin 2019

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Actusf : La Rose de Djam, tome 1 : L'Appel des Quarante, est sorti dernièrement à L’Atalante. Quelle a été l’idée à l’origine de ce roman ?

Sandrine Alexie : Ce n’est pas parti d’une seule idée. Il y a d’abord la croyance soufie des Quarante, cette assemblée de saints anonymes dont la force spirituelle soutient le monde en secret, et qui est comme un contre-pouvoir aux puissances temporelles. Leur perméabilité avec les brigands de l’Orient médiéval et leurs banquets de confrérie, leurs rites d’investiture, leur honneur chevaleresque, offrent aussi un vivier idéal pour une intrigue romanesque. Encore maintenant, au Kurdistan, il est dit que les Quarante se réunissent dans une grotte, certaines nuits de l’année, à Diyarbakir (Amid dans le roman). Les Quarante Voleurs d’Ali Baba sont un miroir inversé de ces Quarante mystiques qui ont leur équivalent dans le monde juif : les 36 Justes.
L’autre point de départ est l’envie de traiter des Latins d’Orient, non du point de vue des croisés, mais de ces « Francs de Syrie », si bien acclimatés au Levant, que les Européens appelaient avec un certain mépris les « poulains ». Les Croisades ont mauvaise presse de nos jours, parce qu’on leur fait le procès anachronique du colonialisme, mais j’aime énormément ces sociétés « d’expatriés » qui, au cours de l’Histoire, ont donné des cultures hybrides, à cheval sur deux mondes.

Actusf : Pouvez-vous nous dire quelques mots sur son intrigue ?

Sandrine Alexie : Le roman démarre en juin 1186, un an avant la conquête de Jérusalem par Saladin. Dans une place forte de la principauté d’Antioche, au nord de la Syrie normande, le duc Bastian disparaît dans des conditions mystérieuses, s’évanouissant de ce monde avec 6 autres chevaliers au cours d’un raid contre d’invisibles ennemis. Sa nièce, Sibylle, perd à la fois son oncle et son époux dans l’attaque. La voilà héritière du château et pressée fortement de se remarier, car en temps de guerre, il faut un chevalier capable de défendre le château. Mais initiée dès l’enfance par un « faqir » d’Iran en vue d’une mission dont elle ne sait presque rien, elle choisit de quitter la Syrie chrétienne pour répondre à l’appel des Quarante, qui lui révèlent sa mission : la quête de la « Rose de Djam », une coupe qui contient tous les secrets du monde, et que plusieurs groupes rivaux recherchent aussi.


Actusf : L’intrigue se déroule à la fin du XIIe siècle, alors que le Moyen-Orient n'en finit pas de se morceler. Pourquoi avoir choisi cette période ? Pouvez-vous nous parler un peu de celle-ci ?
Sandrine Alexie : Je ne sais pas si le Moyen Orient était plus morcelé politiquement que l’Europe féodale, mais il était par contre déchiré par des querelles religieuses. Le christianisme se querellait entre l’Église de Rome, celle de Constantinople, celle des Arméniens, sans compter les différents rites syriaques. En face, l’islam s’épuisait dans un conflit séculaire entre sunnites et plusieurs courants chiites, qui eux-mêmes ne s’entendaient guère. Sans compter toutes les hérésies qui fleurissent au sein des trois monothéismes, car les juifs aussi étaient partie prenante.
Les musulmans sont arabes, turcs, kurdes, les chrétiens syriens, grecs, arméniens, et viennent alors s’y ajouter des Normands, des Angevins, des Boulonnais, des Toulousains, des Gascons… Jamais, par la suite, il n’y a eu autant de peuples et de langues divers dans cette région. Cela donne une polyphonie assez fascinante, bien loin de la banale représentation Francs vs Arabes que l’on donne trop souvent des Croisades.
Actusf : Votre héroïne, Sybille, est une jeune femme au caractère bien affirmé. Pouvez-vous nous parler d’elle ? Comment l’avez-vous créée ?
Sandrine Alexie : Paradoxalement, l’idée de Sibylle m’est venue grâce à un film qui, par ailleurs, est assez désastreux dans sa reconstitution historique. Je parle de Kingdom of Heaven, de Ridley Scott. Au milieu de beaucoup d’erreurs, certains personnages sont bien campés, telle Sybille, la reine de Jérusalem. Elle donne une bonne idée de ces Francs qui pouvaient avoir appris l’arabe, s’habillaient, se maquillaient, se parfumaient comme des Orientaux, au grand scandale des Européens, qui les jugeaient plus sarrasins que vrais chrétiens ! Si j’ai repris ce prénom pour mon héroïne, c’est que c’était le prénom féminin phare des cours de Jérusalem, d’Antioche, d’Arménie… presque un emblème.
À l’image du monde dont elle est issue, Sibylle de Terra Nuova est hybride : d’ascendance normande et arménienne, elle est à la fois franque et orientale, plus à l’aise avec les musulmans qu’avec les croisés d’Europe. Simplement, l’originalité de son éducation pousse à l’extrême ses traits de caractère. De même sa personnalité butée, décidée : elle détonne un peu dans son entourage, mais pas tant que ça, si l’on se penche sur la vie de bon nombre des femmes de pouvoir au Moyen Âge. Que l’on pense à Aliénor d’Aquitaine, ou à Blanche de Castille… En Syrie, les princesses et les reines, qui, par ailleurs, héritaient de la couronne si elles n’avaient pas de frère, se sont souvent retrouvées veuves en raison des guerres. Elles ont alors exercé la régence, ou ont tenu tête à leur entourage pour se remarier selon leur penchant, ou choisissaient de rester sans époux, c’est-à-dire sans maître, le plus longtemps possible. Mon héroïne est dans ce cas.

Actusf : Vous avez fait des études de l'art de l'Islam ainsi que de la langue et de la culture kurde. Dans quelles mesures votre roman a-t-il été influencé par votre parcours ?
Sandrine Alexie : Ma connaissance de l’islam et ma préférence pour les périodes médiévales sont à l’origine de mon envie de faire revivre ce monde « mosaïque » qui disparaît en grande partie au XVIe siècle, quand l’Islam est alors partagé entre trois grands empires. L’avantage d’avoir parcouru le Kurdistan de long en large, c’est d’avoir dû séjourner aussi dans les mondes arabes, turc, iranien, arménien… puisque les Kurdes sont partagés entre 4 frontières, voire 5. Comme ce n’est pas non plus une époque de tout repos pour le Moyen Orient, mes aventures m’ont donné quelques idées sur la façon dont pouvait se passer un tel périple en 1187… Il n’était que de transposer.


Actusf : Avez-vous dû faire beaucoup de recherches ? Comment avez-vous travaillé ? Votre univers et cette période sont très riches. Cela n’a pas dû être simple !
Sandrine Alexie : J’ai dû, pour le roman, faire pas mal de recherches sur l’Orient chrétien et les États latins, que je connaissais moins bien. Pour les royaumes seldjoukides, ayyoubides, cela me demandait moins de travail. Là je suis en train de me documenter sur la Petite Arménie… Je procède de la même façon : je lis un ouvrage général sur l’histoire événementielle, pour bien avoir à l’esprit les dates, les dynasties, les frontières… Une fois cette trame chronologique en tête, j’intercale mes propres intrigues imaginaires. Et alors commence le plus gros travail : la documentation sur de petits détails, qui m’oblige à rechercher des articles et des thèses portant sur des sujets très spécialisés : l’urbanisme d’Alep sous Saladin, les caravansérails et les caravanes en Anatolie, les vêtements de tel ou tel groupe… Heureusement, de nos jours, l’accès aux sources est rendu largement possible par Internet. Sans cela, chaque tome m’aurait pris des années de recherches entre diverses bibliothèques !
Il y a des jours où je peux écrire 6 pages d’affilée sans m’interrompre pour des vérifications historiques. D’autres où, toutes les trois lignes, je dois m’arrêter et chercher la réponse à des questions toutes bêtes, portant sur la vie quotidienne de mes personnages : combien de jours faut-il pour aller d’Alep à Amid ? (heureusement, des voyageurs et géographes d’époque ont beaucoup détaillé leurs trajets). De quoi vivaient les étudiants musulmans, et qui leur versait une allocation ? Mais j’aime assez ce travail de détective… l’Histoire, étymologiquement, c’est une « enquête » !

Actusf : Avez-vous eu des sources d’inspirations en particulier ? Littéraires, cinématographiques ? Je pense notamment à la légende iranienne du Djam-i Djam.
Sandrine Alexie : Le cinéma, je m’en méfie : trop d’erreurs dans les vêtements, les armes, les situations… Mes sources d’inspiration en littérature sont d’abord d’époque : les vies des soufis, des souverains, les anecdotes rapportées par les chroniqueurs ou voyageurs, les fables. Les Quarante ont été abondamment traités par le philosophe et mystique Ibn Arabî, ou bien dans le Roman de Baïbars, une épopée rédigée à l’époque ottomane. La légende du Djam-i Djam (la Rose de Djam dans mon roman) apparaît par écrit au XIIe siècle, dans la poésie persane de Farid al Dîn ‘Attar, ou dans les contes mystiques de Sohrawardî, qui est aussi héros de mon roman.
Sinon, les grands récits d’histoire sont très stimulants pour l’imagination. Les livres de René Grousset, par exemple, sur cette aventure des Croisades et des États latins, sont fabuleux à lire. Même si d’un point de vue historique, ils datent, il faut les dévorer comme les grandes chroniques médiévales, racontant les exploits de Richard Cœur de Lion ou de Saladin : c’est une mine de personnages, de péripéties, d’anecdotes savoureuses, qu’il faut ensuite croiser avec des études plus pointues et plus récentes.

Actusf : Écrire de la littérature de l’imaginaire, vous permet-il d’aborder certains sujets qui vous tiennent à cœur ? De dénoncer certaines choses ?
Sandrine Alexie : Je n’écris pas pour faire passer un message, ou dénoncer quoi que ce soit. L’envie de départ est purement littéraire : je sens en moins poindre la possibilité d’écrire une bonne histoire, et de mettre en scène des personnages captivants. Si le lecteur ensuite en tire un enseignement, c’est très bien, quel qu’il soit.
Dans Routes et Déroutes, Nicolas Bouvier explique que voyager, comme écrire, sont des « exercices de disparition… Parce que quand vous n’y êtes plus, les choses viennent. Quand vous y êtes trop, vous bouffez le paysage par une sorte de corpulence morale qui fait qu’on ne peut pas voir. Vous entendez des voix qui vous disent : Ôte-toi de là ! » Moi, écrivain, je dois disparaître quand j’écris, et ne pas interférer dans les passions et les destins de mes héros. Ils se déploient et vivent par eux-mêmes.
La littérature de l’imaginaire me permet de dépeindre une vie à mon goût : aventureuse, spirituelle, merveilleuse, où à chaque pas, un autre monde peut s’ouvrir. C’est pour cela que j’ai plus d’attirance pour les histoires où l’on ne cesse de faire des allers-retours entre notre « réalité » et un « ailleurs », qui arrive, se dérobe, revient quand on ne l’attend plus.


Actusf : Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Sandrine Alexie : Le troisième tome de La Rose de Djam est fini. Je viens de commencer le quatrième, et je ne ferai que ça jusqu’à la fin du dernier tome. Il peut m’arriver d’écrire à côté, mais pas de fiction, en tout cas, j’y suis réticente. Quand je m’immerge dans une fiction, rien d’autre de sérieux n’existe.