Sandrine Alexie : découvrez les secrets de La Rose de Djam

Interview
23 mai 2019

À l'occasion de la sortie de L'Appel des Quarante, premier opus de La Rose de Djam, Sandrine Alexie vous dévoile les secrets de son univers.

Quand et comment vous est venue l’idée d’écrire L’Appel des Quarante ?
J’avais beaucoup aimé Le Clan des Otori et la façon dont Lian Hearn se servait de ses connaissances du Japon féodal pour le restituer en un monde de fantasy. Et puis j’ai dévoré le Roman de Baïbars, ce grand conte épique de la période ottomane qui s’inspire de la vie du sultan, entre le moment où il est vendu comme esclave et celui où il devient maître d’Égypte. Il y avait là tout cet univers que je connais bien, celui de l’Orient médiéval et mystique : les Quarante saints anonymes, la complicité entre brigands et soufis, les ismaéliens… Et aussi ce travail fantastique de Georges Bohas et Jean-Patrick Guillaume pour transposer les différents niveaux de langues et dialectes : le sabir arabe des Turcs, le parler archaïque des Bédouins, le patois montagnard des ismaéliens, l’argot des truands du Caire… Malheureusement, la traduction s’est arrêtée au dixième volume. Je me disais : Quel dommage qu’une telle épopée ne se passe pas un siècle plus tôt !, car la période ayyoubide-seldjoukide était ma préférée, de par mes études sur l’histoire kurde. Et j’ai réalisé que ce roman-là, il n’y avait que moi qui pouvais l’écrire.

Il est dit que « La Rose de Djam » est la version iranienne du Graal chrétien. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
La ressemblance entre le Graal et ce que les Iraniens appellent le « Djam-i Djam » a été soulignée depuis longtemps. Henry Corbin, dans son essai sur Sohrawardî, a longuement développé ce thème.

Le quatrième roi mythique d’Iran, Djamshid, possédait un objet merveilleux, un « djam », qui lui permettait de voir tous les secrets du monde. Il disparut avec un autre roi légendaire d’Iran, Kay Khosrow, dont la vie et la fin offrent beaucoup d’analogies avec le roi Arthur. « Djam » veut dire tout aussi bien verre que coupe, sans précision de matériau. Sa description varie sous la plume des poètes iraniens autant que celle du Graal dans les contes européens : gobelet, verre, boule de cristal ? Mais sa fonction reste la même : c’est un moyen de divination, comme le palantír du Seigneur des Anneaux. Et son pouvoir ne se révèle que sous certaines conditions : à l’équinoxe de printemps, qui est aussi le premier jour de l’année pour les Iraniens, ou bien si l’on y verse du vin.

J’ai donc choisi d’en faire une coupe de métal d’apparence insignifiante, pouvant passer de main en main sans que l’on s’aperçoive de son pouvoir, sauf fortuitement. Le terme « Rose de Djam » vient de moi. Le jeu de mots persan « Djam-i Djam », soit le « djam de Djam » pour dire la coupe de Djamshid, ne peut être transposé en français. Et puis cet objet est tellement connu et convoité qu’il n’était pas vraisemblable que les Quarante en parlent en dehors de leur assemblée sans utiliser un code. La rose symbolise une coupe emplie du vin de l’ivresse mystique pour les musulmans, et pour les chrétiens, le calice ayant recueilli le sang du Christ. Ce qui nous ramène au Graal.

Comme son double oriental, ce « graal » a une forme très incertaine : pierre, plateau, coupe ? Michel Zink a donné, au Collège de France, toute une série de cours passionnants, intitulés : « Que cherchaient les quêteurs du Graal ? » Le premier à le mentionner, Chrétien de Troyes, est imprécis : cela pouvait tout aussi bien être un ciboire à hostie, un plat où la nourriture ne manque jamais, comme les anciennes cornes d’abondance, une pierre magique. Perceval le Gallois date de la toute fin du XIIe siècle, au moment où se déroule l’histoire de la Rose de Djam. Par la suite, avec les variantes et continuation de Robert de Boron, du Perlesvaus, le Graal prend une forme de plus en plus précise : cela devient la coupe où fut recueilli le sang du Christ quand le centurion l’a percé de sa lance, le Calice par excellence. Ainsi, sa forme finit par concorder avec la coupe de vin des Iraniens.

Je crois qu’à l’origine il y a eu deux légendes différentes (celtique ?, iranienne) qui se sont rencontrées et ont fusionné dans l’imaginaire occidental après les Croisades. Mais par quel canal ? Je pense à deux sources possibles : d’abord les Arméniens, qui étaient imprégnés de culture iranienne. Les liens entre les princes d’Arménie de Cilicie et les barons francs ont été très étroits, avec des alliances politiques et matrimoniales, si bien qu’Antioche, Jérusalem, Édesse ont été souvent des cours « bi-nationales ». L’autre source possible est celle des ismaéliens de Syrie, les fameux « Assassins » de Marco Polo, qui avaient pour « maison mère » ceux de la montagne d’Alamut. Ils ont été souvent en relations, conflictuelles ou alliées, avec les Francs, surtout les ordres militaires. Il se peut donc que sous l’influence du Djam-i Djam, au fur et à mesure que le Graal se christianisait, il soit devenu calice, de préférence à un ciboire.

« Depuis le début des années 1990, je suis partie régulièrement, et parfois pour de longs séjours, en Turquie, Syrie, Irak, dans tous les "Kurdistan" de ces États. Dans L’Appel des Quarante, presque tous les lieux où les héros font étape, je les ai arpentés maintes fois. »

Ce roman est incroyablement bien documenté. Quelles ont été vos sources, autres inspirations et influences pour son écriture ?
Depuis le début des années 1990, je suis partie régulièrement, et parfois pour de longs séjours, en Turquie, Syrie, Irak, dans tous les « Kurdistan » de ces États. Dans L’Appel des Quarante, presque tous les lieux où les héros font étape, je les ai arpentés maintes fois : la montagne d’Afrine, Alep, Amid (auj. Diyarbakir), Hisn Kayfâ (auj. Hasankeyf), Lâlish… Et, naturellement, j’en avais étudié et relevé tous les monuments médiévaux, car j’ai toujours aimé l’art de la Djazîrah, qui fourmille de dragons, de chimères, d’aigles à deux têtes, de souverains coupe en main. Les visions fantastiques de la Rose de Djam sont sculptées sur les pierres des monuments du Kurdistan depuis près de mille ans !

Pour la documentation écrite, mes « études kurdes » m’ont conduite à lire énormément de voyageurs, chroniqueurs, géographes. Comme j’ai tenu dix ans la bibliothèque très polyglotte de l’Institut kurde de Paris, j’avais aussi toutes les sources sous la main. L’avantage du monde kurde, c’est qu’il est au carrefour des aires arabes, turques, arméniennes, iraniennes… La mystique et la philosophie islamiques, je m’y étais déjà bien initiée en traduisant Mem et Zîn, un roman d’amour soufi. Par la suite, en écrivant L’Appel des Quarante, j’ai lu tout ce que Verdier, Sindbad, Phébus, d’autres ont publié de traductions de l’arabe ou du persan.

Enfin mes voyages, parfois un peu mouvementés, parfois un peu périlleux (le Kurdistan de la Turquie sous la « sale guerre », celui d’Irak tout juste libéré de Saddam et en pleine guerre civile, celui de Syrie sous la dictature du Baath) m’ont fourni un stock d’aventures, d’émotions, d’anecdotes très utiles pour décrire ce « monde du Secret » dans lequel évoluent les personnages de la Rose de Djam, et les périls auxquels ils font face : la peur, l’espionnage, la torture, la trahison, mais aussi la loyauté, le pardon, la bravoure… Mes propres pérégrinations, mâchées, digérées, sont comme un compost qui a servi de terreau à cet univers.

Vous êtes aussi traductrice du kurde vers le français. Comment cette activité influe sur votre travail d’autrice ?
Umberto Eco disait, dans Dire ou presque la même chose, que « les traducteurs ne sont pas des peseurs de mots, mais des peseurs d’âme ». Je dirais même que traduire un auteur, c’est prendre un peu de son âme. Les auteurs kurdes, Ahmedê Khanî et Mahmoud Bayazidî, que j’ai traduits sont des classiques, l’un du XVIIe siècle, l’autre du XIXe. Je crois que, sans eux, je n’aurais pas « avalé » autant l’âme de ces Orientaux d’alors, leur façon de parler, d’aimer, de combattre. Parce que les Kurdes sont restés longtemps à part dans leurs montagnes, ils ont gardé plus tardivement que leurs voisins cette mentalité médiévale, clanique, héroïque.

Cela influence mon style. Inconsciemment, quand je fais s’exprimer un Kurde, un Persan, un Arabe, je l’entends dans sa langue, que je transpose en français contemporain. De même, quand un personnage doit improviser un poème ou un discours savant, je pastiche les styles poétiques, philosophies, mystiques, d’une littérature que je connais bien.

Y a-t-il un ou plusieurs personnages qui vous touchent plus que les autres : Sibylle, cette jeune femme farouche et courageuse ou Shudjâ‘, guide sévère mais affectueux ? Vous identifiez-vous à eux ?
Sibylle est le personnage auquel je m’identifie le plus, puisque la plupart du temps je raconte l’histoire de son point de vue. Disons que La Rose de Djam est avant tout sa quête, son parcours initiatique. Mais pour cette raison, ce n’est pas elle qui me « touche » le plus, car elle est pour moi le point neutre de l’histoire, celui où je me situe pour mieux décrire ceux qui l’entourent.

J’adore Shudjâ‘ : c’est le murshid (guide spirituel) que j’ai longtemps rêvé de rencontrer. Finalement, il est venu à moi par d’autres voies… Sinon, avant d’écrire La Rose de Djam, j’admirais énormément la pensée de Sohrawardî, qui est un personnage tout à fait historique. Maintenant, en plus, je suis très attachée à mon Shihâb al-Dîn de fiction, qui, j’espère, rendra justice et hommage au « vrai », à sa personnalité flamboyante, à son courage intellectuel et physique, à son non-conformisme et son humour, aussi.

Au fur et à mesure que j’avance dans l’histoire, je me rends compte que chaque tome privilégie une relation que Sibylle entretient ou noue avec un des personnages. Dans L’Appel des Quarante, c’est son duel amoureux avec Pèir Esmalit qui donne le ton, au début. Ses relations anciennes avec Shudjâ‘ sont explicitées dans La Grotte au dragon ; celles avec le Sohrawardî, que l’on voit peu dans le tome I, vont s’épanouir à partir du tome III, Le Pôle du monde.

« Après avoir achevé L’Appel des Quarante, j’avais envoyé le manuscrit à de grandes maisons, comme Gallimard, Grasset, Belfond, sans succès. J’avais l’impression d’avoir écrit un OVNI, un hybride bizarre. »

Avant d’être publié à L’Atalante, vous avez autoédité « La Rose de Djam » via Amazon. Pourquoi ce choix ?
Après avoir achevé L’Appel des Quarante, j’avais envoyé le manuscrit à de grandes maisons, comme Gallimard, Grasset, Belfond, sans succès. J’avais l’impression d’avoir écrit un OVNI, un hybride bizarre : un roman qui était tout autant historique que de fantasy, et parlant d’un monde très peu connu. Mais comme des amis à qui je le faisais lire l’adoraient, et que des extraits publiés sur mon blog avaient plu à des lecteurs, je me suis dit que je pouvais tout aussi bien le donner à lire librement sur Amazon. D’autant que je suis partie vivre au Kurdistan d’Irak. J’y suis restée moins de trois ans, mais mon intention initiale était de m’y installer pour de bon. Là-bas, la poste est quasi inexistante, et on ne fait pas l’aller-retour avec la France trop souvent, car les vols sont chers. Publier à distance sans avoir à signer de contrats, ou faire des salons, c’était parfait. Et puis, même si la région est bien défendue par les Peshmergas, le front avec Daesh n’était qu’à 30 ou 40 km. Si les choses tournaient mal, je ne voulais pas charger mes héritiers du fardeau de manuscrits à publier, garder, jeter ? Là, le livre existait en ligne, sans que personne ait à s’en occuper.

Puis, en janvier 2018, vous avez décidé de nous l’envoyer. Pourquoi maintenant ? Pourquoi nous ?
En septembre 2017, les Kurdes d’Irak ont fait un référendum où ils disaient oui à l’indépendance. Cela n’a pas plu à Bagdad, qui a fermé nos aéroports et bouclé toutes nos frontières. Du jour au lendemain, les expatriés qui n’avaient qu’un visa kurde étaient illégaux, menacés de lourdes amendes, voire d’arrestations en territoire irakien. Je suis revenue en novembre 2017. Pour moi, c’était une période de ma vie qui se bouclait mélancoliquement, avec les espoirs kurdes brisés. De plus, je me sentais aussi ahurie et déphasée en France que les Francs syriens qui, après la chute de leurs États, ont dû partir pour une Europe qui leur était plus étrangère que les Turcs, Arabes et Kurdes qu’ils avaient combattus. Comme eux, je ne suis ni d’ici ni de là-bas.

Dans cet état d’esprit morne, je me suis dit que, puisque j’étais sur place, je pouvais retenter de faire publier La Rose de Djam. Avant de partir au Kurdistan, une amie m’avait déjà suggéré L’Atalante. En janvier 2018, j’ai regardé quelques sites d’éditeurs de fantasy, dont celui-ci. Coïncidence, il était annoncé que les envois de manuscrits étaient ouverts pour un mois. Sans espoir, mais parce que je n’avais rien à perdre, j’ai envoyé par mail L’Appel des Quarante. Je n’en ai plus entendu parler jusqu’à fin août, où j’ai reçu un mail de L’Atalante qui me demandait si le manuscrit était toujours disponible. À ce moment-là j’avais presque oublié l’envoi ! Ensuite, les échanges par mail, téléphones, la rencontre avec Mireille Rivalland se sont enchaînés, et en décembre le contrat était signé.

La Grotte au dragon et Le Pôle du monde seront les deux prochains volets de la saga « La Rose de Djam ». Pouvez-vous nous en dire plus ? Savez-vous combien de volumes elle contiendra ?
La Grotte au dragon poursuit les aventures des héros plus à l’est, dans l’Irak arabe et au cœur du Kurdistan. Mais leur groupe s’est éparpillé, certains personnages disparaissent, d’autres ressurgissent. Ils évoluent parmi la truanderie de Mossoul, les montagnes kurdes, des lieux sauvages où seuls les nomades et les derviches ont le cran de s’aventurer. C’est aussi le repaire inviolable de sectes « hérétiques », comme les yézidis ou les Fidèles de Vérité. Sibylle va devoir y affronter le « Grand Dragon », seule ou presque… disons que les fantômes de son passé l’accompagnent. Quant aux compagnons qu’elle a laissés avec les yézidis, ils se trouvent devant un choix : retourner en Syrie, laisser tomber la quête, ou bien affronter l’ennemi de leur côté.

Le Pôle du monde se déroule à la fois dans les montagnes du Kurdistan et celles d’Iran, parmi les turbulentes tribus des juifs ou dans les forteresses ismaéliennes d’Alamut. En parallèle, on suit le monde des routes et des caravansérails, sur les pas des derviches, des caravaniers, et même des « mitribs », ces ancêtres des Roms, tout juste arrivés d’Inde, et qui commencent à pénétrer le Proche-Orient.

Ces trois premiers tomes, où l’on part de Syrie pour arriver jusqu’en Caspienne, sont le « volet oriental » de l’épopée. Après, dès le tome IV, on retournera partiellement en « Occident », c’est-à-dire en Syrie et dans la Petite Arménie, celle des « Lions de Sis », dont les Francs louaient la grande valeur au combat, ce qui n’est pas rien, car de Constantinople à Ispahan on s’accordait à dire que les « Farangî » étaient les meilleurs guerriers au monde.

Enfin, de France, d’Allemagne, d’Angleterre, la Troisième Croisade se prépare, et elle va servir de trame à une bonne partie de l’histoire. En tout, il y aura au moins 6 tomes. Je dis « au moins » car quand j’ai commencé, je pensais juste à une trilogie… Mais le troisième tome s’achève à la fin de l’été 1188, et l’histoire totale s’achève en 1192… Il y a donc encore de quoi raconter.

« Si une histoire ne déclenche pas en moi un sentiment intérieur d’urgence, celle de partager, de raconter un monde, un héros, une aventure que je considère comme essentiels à faire connaître, qu’il serait dommage de ne pas donner à lire, je m’abstiens. Comme disent les Arabes : "Si ce que tu as à dire n'est pas plus beau que le silence, tais-toi !" »

Avez-vous d’autres projets romanesques en tête ?
Quand j’écris un roman, je n’en ai jamais d’autres en tête. Quand le mot « fin » est écrit, je peux passer à autre chose, me détacher. Mais il y a un flottement, un temps de jachère. J’esquisse plusieurs histoires, qui meurent d’elles-mêmes. Puis un jour, quelque chose se produit : un personnage ou un monde surgissent, je vois un début, une fin, et entre, quelques scènes, comme une ligne en pointillé qu’il faut relier par un récit. Je commence sans trop savoir où je vais, presque dubitative – « c’est quoi ce truc bizarre qui ne ressemble à rien ? » – et puis, comme une mayonnaise, cela prend subitement, et j’en ai alors pour des mois ou des années.

Je ne sais pas ce que j’écrirai après La Rose de Djam. Mais si une histoire ne déclenche pas en moi un sentiment intérieur d’urgence, celle de partager, de raconter un monde, un héros, une aventure que je considère comme essentiels à faire connaître, qu’il serait dommage de ne pas donner à lire, je m’abstiens. Comme disent les Arabes : « Si ce que tu as à dire n'est pas plus beau que le silence, tais-toi ! »

L'autrice sera présente aux Imaginales (Épinal) et aux Étonnants Voyageurs (Saint-Malo).