Marchander avec quelque chose qui échappe à tout contrôle
Assis dans ma voiture sur le parking du Rush Hospital, je lis The Dead Are Not de Stephen Graham Jones. Un homme y remarque la présence d’êtres étranges aux funérailles de membres du groupe de soutien dont sa femme fait partie. Elle est en phase terminale d’un cancer,
ce qu’il a beaucoup de mal à accepter. Tandis que les membres du groupe succombent un à un à la maladie, que leurs partenaires meurent de chagrin peu après, le mari s’interroge sur ce qu’il y a au-delà de cette vie. Son désespoir est tel qu’il est prêt à tout pour que sa femme reste à ses côtés et ne sombre pas dans le néant.
Si je me trouve sur le parking du Rush Hospital, c’est parce que je rends visite à ma belle-soeur, Carol, à qui l’on a diagnostiqué un cancer de stade 4 quelques mois plus tôt. Je la connais depuis mes dix ans. Le bouquin est censé m’occuper au cas où je la trouverais endormie à cause de la morphine, mais les premières pages que j’ai lues à la maison résonnent en moi, et je ne peux pas sortir de la voiture sans savoir si ce type réussit à garder sa femme en vie. Je sais que c’est une fiction, mais
peut-être que…
Et l’espace d’un instant, j’oublie que je lis une histoire d’horreur. Car le mari fait bel et bien une découverte, et quand celle-ci nous est révélée, je reste abasourdi sur mon siège, les yeux dans le vague. Je me sens impliqué dans l’histoire de cet homme, elle déferle sur moi, mais derrière tout ça, un courant plus fort encore m’emporte : la prise de conscience de combien j’aime Carol, combien je ne veux pas qu’elle meure. Je réalise pour la première fois à quel point j’ai essayé de marchander avec quelque chose qui, en fin de compte, échappe à tout contrôle.
Toute l’épouvante du monde n’aurait pu me préparer au décès de Carol… mais c’est le seul genre qui ne prétendait pas faire de mon chagrin un tremplin vers la normalité. Au contraire, il légitimait mes émotions, les mêlait à la grande fresque de l’étrange et du surnaturel, de ce que l’on ne peut expliquer, de ce qui ne devrait pas exister sur cette Terre et qui, pourtant, existe bel et bien. Oui, ta douleur est réelle. Non, ça ne peut pas être pire. Oui, tu as tout à fait le droit d’avoir peur. Mais la métaphore sous-jacente de l’horreur, c’est qu’on est toujours capable d’endurer bien plus que ce qu’on pourrait imaginer.
La plus grande frayeur de ma vie
La plus grande frayeur de ma vie se résume à la fois où ma femme et moi avons nagé avec des requins-baleines. Je ne les distinguais même pas sous l’eau quand le moniteur nous a dit de plonger. J’ai sauté du bateau, j’ai coulé comme une boule de bowling, puis j’ai nagé frénétiquement pour regagner la surface. Ma seule préoccupation était que ma femme reste bien devant moi tandis qu’on rejoignait l’instructeur à la nage, la mer s’agitant autour de nous pour une raison qui m’échappait encore. Le moniteur montrait l’eau du doigt, et j’ai enfin pu l’entendre malgré le sang qui battait dans mes oreilles. « Regardez sous l’eau ! », disait-il. Alors j’ai plongé le visage dans l’eau, et à seulement quelques mètres sous moi flottait un monstre, un requin-baleine plus grand que le bateau qui nous avait conduits jusqu’ici, les rayons du soleil miroitant sur sa silhouette noire. J’ai immédiatement sorti la tête de l’eau, remarquant enfin tous les ailerons autour de nous. Nous étions encerclés par des requins-baleines — ils nageaient près de la surface à cause de la montée du plancton. Plus tard, le moniteur nous a avoué n’en avoir jamais vu autant au même endroit. Dès l’instant où j’ai remarqué que nous étions entourés par ces formes énormes et luisantes qui refluaient à la surface de l’eau, j’ai été frappé par le silence. Le moteur des bateaux était coupé. Personne ne criait. Tous monstres qu’ils étaient, avec leur dos tacheté et leur bouche béante d’au moins un mètre de large, les requins-baleines ne faisaient aucun bruit. Je me sentais terriblement en danger, mais une partie de moi s’étonnait de l’absence de musique pour accentuer l’horreur de la situation.
Si j’étais destiné à finir dans le gosier d’un requin-baleine, dévoré par un de leurs prédateurs ou tout simplement noyé, alors j’imagine qu’on aurait réservé à ma mort une mise en scène un peu plus grandiose. Mais seul régnait un calme immense ; et tandis que je flottais à la surface de l’eau, une profonde indifférence m’a gagné, et j’ai été fasciné par ma si petite taille dans ce monde obscurément grand.
Un duo insolite
Dans la première saison de Breaking Bad, Jesse Pinkman, dealer et ancien élève du personnage principal, Walter White, devait mourir. Mais la production a été tellement bluffée par la performance d’Aaron Paul qu’ils ont décidé de le laisser en vie, donnant naissance à l’un des duos les plus insolites de la télévision : un dealer en burn-out et son ancien professeur de chimie, qui font équipe pour confectionner de la méthamphétamine. Quand j’ai commencé à écrire ce qui allait devenir Après toi, les ténèbres, j’avais en tête plusieurs choses. Je savais
qu’un jeune couple, Thiago et Vera, emménagerait ensemble dans un appartement fraîchement rénové qu’ils venaient d’acheter, et qu’un assistant vocal de type Alexa serait au coeur des événements surnaturels qui bouleversaient leur quotidien. Je savais que Vera mourrait dans un tragique accident et que Thiago serait accablé par le chagrin tout au long du récit, jusqu’à s’exiler dans les montagnes du Colorado pour être seul avec sa peine, loin de ceux qui tenteraient de le réconforter, à l’abri de tout — sauf de l’entité surnaturelle qui le poursuivait sans relâche. Je savais qu’un chien apparaîtrait tôt ou tard.
Ce que je ne savais pas, ce que je ne pouvais pas planifier et n’aurais jamais deviné, c’est qu’un autre personnage se hisserait au premier plan et perturberait l’isolement de Thiago : sa belle-mère, Diane.
Elle ne devait plus avoir d’importance narrative après la première partie du livre, mais honnêtement, je prenais trop de plaisir à la mettre en scène. Elle était tout aussi accablée de douleur que Thiago, et tout aussi irascible ; le genre de personne qu’on adore ou qu’on déteste. Thiago arrive à repousser tout le monde sauf elle. Il est même soulagé lorsqu’elle débarque à l’improviste à Estes Park, alors qu’il est en train de courir dans un champ enneigé, dégoulinant de sang, poursuivi par une chose qu’elle ne peut pas appréhender.
Les duos insolites sont légion dans les comédies, les histoires d’amour, les films policiers… parce qu’il y a naturellement une gêne entre les personnages, qu’on exploite pour créer des tensions ou faire rire. Le genre de l’horreur a sa propre tradition avec les duos insolites : au lieu de servir d’outils comiques, ils unissent leurs forces face au mal.
C’est à ça que ressemble le deuil
Il n’y a pas vraiment de victoire dans les oeuvres d’horreur. Même si les personnages survivent, triomphent des monstres, ils ne pourront jamais redevenir comme avant. C’est à ça que ressemble le deuil. Le changement que j’ai subi est irréversible. On avait beau me répéter que je devais aller de l’avant ou lâcher prise, je savais que c’était faux. On ne peut pas précipiter un deuil, et aucun genre ne le comprend mieux que l’horreur, qui s’immerge dans la terreur, se prélasse dans le désespoir, et nous met au défi de nous laisser flotter. Car si on fait cet effort assez longtemps, on se rend compte qu’en toute chose, il y a de la placidité, et c’est ainsi que la beauté s’infiltre.
Gus Moreno