Puissante réflexion sur la notion d’identité, tant par sa perte que par son émancipation, furieux questionnement sur le sens de nos existences et la notion de réalité elle-même, Migrant constitue une œuvre remarquable et impactante. Coup de cœur.

Migrant - Les critiques de Yuyine
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Dernier titre du couple Diatchenko dans leur triptyque inspiré des Métamorphoses d’Ovide, Migrant. Ou… brevi finietur est sorti ce janvier aux éditions L’Atalante dans la collection La Dentelle du cygne. Après avoir été soufflée par la qualité et l’originalité de Vita Nostra puis de Numérique. Ou … brevis est, j’attendais cette lecture avec impatience mais également peine en sachant qu’elle serait la dernière de ce couple suite au décès de Sergueï Diatchenko. Voici ce que j’en ai pensé…

Une expérience de lecture et de métamorphose

Comme pour les deux précédents titres de ce triptyque d'idées, il est indéniable que Migrant est un ouvrage brillant et remarquable mais qu’il m’est quasi impossible de vous expliquer en quoi il constitue un petit chef-d’œuvre tant sa puissance passe par l’expérience de lecture elle-même. Dès le début du roman, nous voilà embarqués sans repères, tout comme le personnage principal, sur un monde qui nous est inconnu sans explication sur le pourquoi de cette migration, ni même sur le comment. Tout comme Krokodile, nous, lecteurices, devont faire avec et apprendre à composer avec Raa, planète qui n’a rien à voir avec la Terre, que ce soit pour sa nature magnifique ou pour la manière dont sa société fonctionne. Nous voilà, avec nos certitudes terriennes, confrontés à un monde qui s’y oppose sur nombre de plans. Par cette situation, le roman nous invite à une puissante et juste réflexion sur la perte, celle des repères, de notre culture (et notamment de la langue!), de notre identité même et de l’Autre. Le roman invite ainsi à une confrontation puissante et déroutante avec la notion d’intégration culturelle. Mais il constitue aussi un récit d’initiation et d’émancipation. Émancipation qui va au-delà de sa notion première là encore puisqu’il y est même question d’émancipation de nos limites physiques censées immuables. Nul besoin de divinités se jouant des humains dans la vision Ovidique du couple Diatchenko, c’est l’être lui-même, dans sa confrontation au monde et par son expérience, qui se métamorphose et participe à la mutation de l’univers qui l’entoure.

Brouiller les frontières

Comme pour les deux précédents romans, mais sous un nouvel angle, Marina & Sergueï Diatchenko font usage de l’ambiguïté à la perfection. Le doute, comme outil narratif est rarement utilisé et participe à l’expérience de lecture si difficile à définir mais si puissante à vivre. Via le paradoxe temporel de la migration de Krokodile, avant même qu’il ne signe sa demande de migration, le roman propose un questionnement fascinant sur l’idée même de la réalité. Explorant cette frontière floue entre idée et matière, entre construit et pensé, Migrant pose même quelques réflexions d’ordre métaphysiques sur le sens et le but de nos existences. Constituant la fin de l’adage Vita Nostra brevis est, brevi finietur, ce troisième opus interroge également ce qui nous tient en vie, ce qui, pour nous, donne du sens à nos vies. Plus humain que les précédents romans, peut-être parce que porté par un héros plus mature, Migrant nous propose également une émotion nouvelle dans le triptyque, teintant l’ensemble d’une mélancolie dont Krokodile se fait l’étendard parfait malgré sa détermination à assurer son droit d’être dans ce monde. On appréciera également les aspects écologiques et utopiques que porte l’existence de Raa elle-même et qui peuvent être, là aussi, source de nombreuses analyses et réflexions. Le roman est d'une richesse infinie, comme ces prédécesseurs, et résonnera longtemps dans mon esprit.

En bref, magnifiquement écrit et traduit, Migrant est un nouveau chef-d’œuvre du duo ukrainien, offrant une véritable expérience de lecture aussi impossible à définir que formidable à vivre où l’ambiguïté permanente est maîtrisée à la perfection. Puissante réflexion sur la notion d’identité, tant par sa perte que par son émancipation, furieux questionnement sur le sens de nos existences et la notion de réalité elle-même, Migrant constitue une œuvre remarquable et impactante. Coup de cœur.

Publié le 1 février 2024

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